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Photographie et vérité historique: Le lingchi de Wang Weiqin

Jérôme BOURGON
(September 18, 2003)

Summary: Cette exécution par lingchi nous est connue par un jeu de plaques photographiques conservées au Musée Nicéphore Niepce de Chalon-sur-Saône, et par d'autres photos insérées dans des livres de voyageurs. L'analyse des photos infirme le lieu et la date indiqués par leur légende. Une monographie japonaise sur Pékin permet d'identifier le condamné.


    "Exécution chinoise, Kouantcheou-Wan, 1908"
        12 vues stéréo sur plaques de verre
        Fonds du Musée Nicéphore Niepce Chalon-sur-Saône
ht tp://www.museeniepce.com/execution_chinoise/

Problèmes de datation et d'identification


(See Reference)
Ces photos sont parvenues au musée Niepce pourvues d'une légende : "Exécution chinoise, Kouantcheou-ouan (pour Kouang-tcheou wan, c'est-à-dire Canton), 1908". Cette légende pose une série de problèmes. Il s'agit d'une exécution par lingchi : 凌遲, terme qui est communément rendu par "mort lente", bien que cette traduction soit fausse. L'expression étant intraduisible littéralement, il vaut mieux recourir au terme "démembrement", ou à la traduction d'expressions populaires comme : "supplice des huit couteaux", ou "des cent morceaux". Or ce genre de peines a été aboli, en même temps que d'autres supplices cruels, par un décret impérial daté du 24 avril 1905. Si les photographies ont bien été prises en 1908, cela confirmerait l'opinion répandue que les décrets centraux sont de peu de portée en Chine, et qu'on a continué à démembrer comme par le passé. Si les photos ont été prises à Canton, c'est-à-dire à plus de 3000 km de Pékin, cette persistance serait plus crédible, si tant est que la mise en vigueur des décrets impériaux est inversement proportionnelle à la distance de la capitale.
     Or,un simple recoupement avec des ouvrages publiant des photos de cette exécution permet déjà de mettre en doute la date de 1908. Certains auteurs donnent une date encore plus tardive. Robert Heindl, un criminologue allemand, laisse entendre qu’il a lui-même pris ces photos lors de son passage à Canton vers 1910. Pourtant, le premier livre qu'il publie au retour de ce voyage ne contient pas ces photos (See Reference) . Il faut attendre ses publications de 1924 (See Reference) et 1926 pour les voir apparaître (See Reference) . Par une confusion entre la date de parution de son dernier livre et celle de l'exécution, Martin Monestier, dans un ouvrage grand public sur les peines de mort, date même ce « dépècement » de 1926, et le situe à Canton (See Reference) , en l'illustrant par une photo de l'exécution de Fu-zhu-li. Il est fort douteux que Heindl ait pris ces photos lui-même, quoi qu'il laisse entendre. Il les accompagne d'une observation sur l'attitude du public, p. 86 : "Ich sah die Wuschauer plaudern un lachen, Zigaretten rauchen und frcht kauen ! ", complaisamment reprise par Monestier : "les spectateurs bavardaient, riaient, fumaient des cigarettes, mangeaient des fruits". Il est à noter que cette phrase très vague ne s'applique chez Heindl à aucune exécution en particulier. C'est pour mieux conforter sa thèse selon laquelle même les peines les plus brutales et publiquement exécutées n'ont pas d'effet dissuasif, qu'il ajoute: "J'ai même vu des spectateurs bavarder, rire, etc.", sans préciser les circonstances.
    La date 1910 est évidemment infirmée par la publication de photos de la même exécution (See Reference) dans le livre du Commandant Harfeld, paru en 1909 (See Reference) . Qui plus est, l'auteur prend soin, p. 4, de dater le corps de l’ouvrage du 23 mai 1906, et d'indiquer que la documentation a été réunie avant son départ : bien que publié en 1909, son livre est donc basé sur des sources réunies avant 1906. Ceci rend également improbable la date de 1908. Ajoutons que Harfeld résidait en Chine du Nord, et ne parle à aucun moment de Canton.
    Voyons à présent si l'analyse des photos permet de résoudre les problèmes d'identification et de datation.

Analyse des photos du musée Niepce



Ce jeu de photographies sur plaque de verre est dû au procédé Verascope, comme le montre la présence de cinq de ces clichés dans le fond Jules Richard (See Reference) . Ce fonds détient des plaques représentant les deux autres lingchi connus, ce qui fait du lingchi une sorte d'exclusivité Verascope!
Toutefois, les photos publiées par Harfeld et Heindl n'appartiennent pas au jeu Verascope conservé par le Musée Niepce, mais à un autre qui a été pris presque simultanément, par un autre appareil qui n'était probablement pas stéréoscopique (See Reference) . Ainsi, les deux premières photographies du jeu Harfeld-Heindl, qui montrent le condamné au moment où les assistants commencent à le lier au pilori (See Reference) , puis le même lié mais encore indemne (See Reference) , ne figurent pas dans le jeu du musée Niepce; inversement, l'arrivée du condamné en voiture (voir ci-après) ne figure ni dans Harfeld, ni dans Heindl. Autre exemple, à la photo n° 3 du jeu conservé au musée Niépce, où le bourreau attaque le bras gauche de la victime (See Reference) , répond la photo n° 3 de Harfeld-Heindl , où le bourreau entame le bras droit, alors que le bras gauche est déjà coupé (See Reference) . On peut en conclure qu'au moins deux photographes ont travaillé en batterie, ce qui laisse présumer un "safari photo", impression renforcée par divers éléments (présence de militaires européens dans le champ, "pose" prise par les bourreaux, cf. ci-dessous).

    Sans reprendre en détail les phases du supplice, analogues à celui de Fu-zhu-li (See Reference) , insistons sur quelques particularités de cette exécution :
    Le condamné arrive voilé dans une voiture (See Reference) : c'est un privilège, réservé à un personnage de marque (un officiel?). Les condamnés sont habituellement portés dans des paniers d'osier, ou marchent au supplice à pied.
    Le condamné est un homme âgé d'une cinquantaine d'années au moins, au front dégarni, de taille moyenne ou petite, plutôt rond (See Reference) (See Reference) ; ce n'est pas une femme, contrairement à ce qu'ont cru certains auteurs, sans doute au vu des blessures de sa poitrine , ou des lanières de sa veste qui tombent sur le bas du corps, un peu comme une jupe (See Reference) .
    On notera la présence d'Occidentaux, dont un militaire coiffé d'un casque colonial (See Reference) , un autre d'une casquette de l'infanterie française (See Reference) , un civil coiffé d'un chapeau genre Borsalino (See Reference) ; un homme tête nu, chauve, portant un bouc (See Reference) . Ce genre de spectacles était prisé de la colonie étrangère, tout particulièrement des soldats qui protégeaient la légation française de Pékin. Diverses sources nous apprennent qu'au moins deux des trois jeux de photos représentant des "supplices chinois" ont été prises par des militaires français (voir essay: Photographing 'Chinese Torture', partie B) (See Reference) .
    Le public est loin de "bavarder, rire, fumer des cigarettes et manger des fruits" ; au contraire, l'expression qui se lit sur tous les visages est une fascination consternée (See Reference) (See Reference) (See Reference) , y compris chez cet acolyte des bourreaux, bien jeune, il est vrai (See Reference) , mais aussi chez celui-ci, pourtant plus mûr (See Reference) ; on y lit aussi la colère et la réprobation : l'homme qui se situe à gauche de l'acolyte vêtu de blanc qui tient un montant du pilori lance un regard terriblement accusateur en direction de la caméra (See Reference) . La même impression se dégage des dernières photos, où les spectateurs observent les restes à distance (See Reference) , avec crainte et répulsion. Aucun sentiment de joie, d'amusement ou même d'insensibilité ne ressort de ces clichés, empreints d'une gravité angoissée, ou même d'une détresse poignante (See Reference) . Il en est de même du public de l'exécution du "pseudo-Fuzhuli, dont les photos onté été publiées par Bataille; idem pour l'exécution de Fu-zhu-li. Cela permet d'apprécier à leur juste valeur les témoignages occidentaux sur le sadisme des spectateurs chinois.
    Par ailleurs, on aura noté que les gens portent des vêtements de demi-saison : on est en plein automne, ou au printemps, vraisemblablement.
    Les deux bourreaux sont deux hommes âgés l'un d'une quarantaine d'année, assez grand et mince, au visage anguleux barré d'une fine moustache noire (See Reference) ; l'autre âgé d'au moins cinquante ans, plus petit, porte une moustache blanche assez épaisse pour un chinois (See Reference) Ils sont bien visibles, notamment sur la photo où ils posent au côté du corps aux membres découpé, à la demande du photographe (See Reference) . Or, ces deux personnages apparaissent sur les deux autres jeux de clichés représentant des lingchi (celui de Fu-zhu-li en avril 1905, par ex.), avec des traits assez identiques pour laisser croire que ces photos sont contemporaines de quelques mois (See Reference) , (See Reference) . Comme nous savons qu'au moins l'un de ces deux jeux (Carpeaux) a été pris à Pékin en avril 1905, nous en concluons qu'il s'agit des bourreaux de Pékin photographiés en 1904-1905.
    Les deux bourreaux sont aidés par de nombreux assistants et acolytes, qui tiennent les montants du pilori (See Reference) ou contiennent la foule (See Reference) . Les exécutions chinoises ont toujours lieu à même la rue. Il n'y a jamais d'échafaud. On notera l'absence de tout apparat rituel ou religieux. Les personnages en blanc (couleur du deuil en Chine) qui apparaissent dans les deux dernières photos sont des fossoyeurs qui viennent prendre livraison des restes (See Reference) .
    La latte tenue par un sbire de yamen (sorte de policier local, qui se trouve à la droite du fossoyeur dans l'avant dernière photo, l'homme porte un chapeau genre canotier) contient une inscription presque illisible, mais dont les trois premiers caractères sont déchiffrables grâce au travail de Carole Cieslar,documentaliste au musée Niepce. On lit "Beiyang jun" (Armée de la mer du nord), c'est-à-dire une administration bien connue de la Chine du Nord centrée sur la province du Zhili (actuel Hebei) (See Reference) . On ne voit pas bien ce qu'un membre de cette institution ferait à Canton.
Un élément plus sérieux encore permet de situer la scène à Pékin : ce sont ces longs panonceaux verticaux qui surplombent le condamné. Il y en a toute une série le long de la rue, et les deux premiers sont bien visibles dans les photos n°104 et 107, par ex. (See Reference) (See Reference) . Ils sont lisibles aux trois-quarts. Ce ne sont pas des informations sur le condamné, comme je l'ai cru tout d'abord, mais des publicités ainsi libellées :
Panonceau 1: 西鶴年堂老鋪遵古炮製真實咀片??修子
“La vraie pilule fabriquée à l’ancienne par la boutique Xihe niantang (Hall de Longévité de la Grue de l’Ouest) vous guérit...?
Panonceau 2 : 西鶴年堂老鋪發見川廣雲貴閩浙地道
“Les boutiques du Xihe niantang ont trouvé leur route jusqu'aux provinces du Sichuan, Guangdong, Yunnan, Guizhou, Fujian, et du Zhejiang."

    Il s'agit donc d'une réclame pour une pharmacie à l'enseigne de La Grue de l’Ouest, un symbole d’éternité bien connu. Ces inscriptions achèvent de confirmer qu’on est sur le terrain d'exécution de Pékin. Ce "carrefour du marché au légume" (Caishi kou 菜市口), a en effet été décrit par le grand historien japonais du droit chinois Niida Noboru (See Reference) :

“Sur le côté nord du carrefour du Marché aux légumes se trouvait la grande officine médicinale (kusuriya 薬屋) Xihe niantang. Comme les gens racontaient que les couteaux qui avaient servi à exécuter les condamnés à mort étaient ensuite confiés à cette officine, j’y suis entré pour demander ce qu’il en était. Mais soit qu’on ne sût plus rien de cette affaire ancienne, soit qu’on sût quelque chose mais ne voulût rien dire, il me fut impossible de me faire confirmer ce fait."

La boutique aurait donc prospéré grâce au "recyclage des matières premières" produites par les exécutions ! S'il est vrai que des extraits humains entraient dans la pharmacopée chinoise, et que les restes de condamnés à mort étaient particulièrement prisés, il paraît quand même peu probable qu'une pharmacie ayant pignon sur rue au centre de Pékin ait pu s'en faire une publicité dans les dernières années de l'empire ! Quoi qu'il en soit, ces publicités nous permettent de situer avec certitude la scène à Pékin, et non à Canton; la boutique a du reste prospéré depuis les années 1920 (See Reference) , et elle est toujours installée sur la place Caishikou: même si tout le quartier a été entièrement reconstruit, l'enseigne est restée sur un magasin flambant neuf (See Reference) . Que cette exécution ait eu lieu à Pékin rend du même coup très improbable la date de 1908, à moins d'admettre que l'on pratiquait en pleine capitale des supplices abolis par l'empereur trois ans plus tôt. Lorsqu'on ajoute la parution dans le livre de Harfeld, qui a rassemblé ses sources avant mai 1906, et le fait que les bourreaux ont exactement la même apparence que dans le supplice reproduit dans le livre de Carpeaux, qui eut lieu le 10 avril 1905, la vraisemblance incite à dater ces photos de fin 1904- début 1905.
    J'ai trouvé trace d'une affaire qui s’est conclue par un lingchi et quatre décapitations, à Pékin en octobre 1904 (See Reference) . Le coupable principal était un notable du nom de Wang Weiqin qui, aidé par les cadres locaux et ses parents, a fait assassiner en 1901deux familles apparentées dans son lieu natal de Fuling (province du Zhili, qui entoure Pékin). Soit douze personnes, femmes et enfants compris — les plus jeunes avaient trois et cinq ans. La seule rescapée a mis des années à faire reconnaître les faits, car le notable avait de l'entregent. Elle a finalement été entendue par des policiers du Commissariat général de Pékin, qui ont transmis l'affaire au ministère des Peines, qui a prononcé une sentence de mis à mort par lingchi en vertu de la loi prévoyant cette peine pour le "meurtre de trois personnes ou plus de la même famille". (See Reference)
Selon toute probabilité, les photos conservées par le musée Niepce représentent le supplice du mandarin Wang Weiqin, exécuté par lingchi à Pékin en octobre 1904 pour le meurtre de douze personnes.

Nous avons de plus deux témoignages sur l'exécution elle-même. Le premier, indirect, nous est rapporté par l'épouse d'un homme d'affaire, Archibald Little, dont un ami est passé près du terrain d'exécution alors qu'il se rendait au ministère du Commerce (shangbu; dans le texte: Shangpou) pour déclarer sa société:

"Une des grandes rues par lesquelles je passais était remplie d'une multitude de gens qui s'étaient rassemblés pour assister à l'exécution d'un criminel condamné au ling-chi, et j'eus de grandes difficultés à me frayer un chemin à travers la foule. Cet événement attirait plus de monde qu'à l'ordinaire du fait que le condamné était un mandarin de haut rang. Pendant les troubles de 1900, cet homme avait apparemment assassiné deux familles entières pour s'emparer de leurs possessions. (Suit un résumé de l'affaire). Il n'était pas question que j'interrompe une seconde ma quête du Shangpou, mais un Européen qui avait assisté à l'exécution me dit par la suite que le spectacle avait été des plus tragiques. Le bourreau avait appliqué le supplice prescrit au pied de la lettre, et, au fur et à mesure qu'il dépeçait sa victime, il lançait les morceaux de chair à la foule des assistants qui se disputaient les sinistres reliques. En Chine, on est encore au Moyen Age." (See Reference)
Le second est la relation d'un témoin oculaire, précieuse, car elle provient d'un Chinois, qui était de plus un savant: Li Yizhi, le célèbre ingénieur hyrdaulicien de l'entre deux guerres. La scène remonte à ses années d'études à Pékin, alors qu'il habitait tout près de Caishikou: (See Reference)

Il est intéressant de comparer ces témoignages. Le premier, bien que très indirect, est sanglant, et catégorique quant à la barbarie "médiévale" des Chinois. Le second, direct, insiste sur des éléments rassurants (derniers privilèges du condamné, calme de Wang Weiqin, victime du "dernier lingchi"). L'horreur de l'exécution n'est évoquée qu'indirectement, avec cet étranger qui tombe du toit de frayeur. Une question enfin: le témoin cité par Mme Little est-il celui qui a pris les photos et fait poser les bourreaux ? Est-ce à lui à qu'un Chinois indigné lançait un œil noir de réprobation ? Un examen attentif montre que ces douze photographies sont les seules "sinistres reliques" que se soit disputé le public — sa partie occidentale s'entend.


 
  Directeur éditorial: Jérôme Bourgon / IAO: Institut d'Asie Orientale
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