Essays
Ordre des Champs Trier Nb/p
Texte à chercher
   [Voir toutes les fiches]

27 documents | 27 pages
Début
Précedent
...
11
12
13
14
15
[16]
17
18
19
20
...
Suivant
Fin

Lingchi. Brève histoire d'un trop fameux supplice chinois

Jérome BOURGON
(February 11, 2004)

Summary: This is a short historical sketch of the harsh puhishment of dismemberment called Lingchi, since the first appearance of the term in the Liao History till its abolition in 1905.


Lingchi: Brève histoire d'un trop fameux « supplice chinois »

Le lingchi 凌遲est devenu fameux en Europe à partir des années 1910. C’est à ce moment que les photographies prises en 1904 et en 1905 par des soldats français ont commencé à circuler dans des livres (See Reference) , sous forme de cartes postales (See Reference) , etc. alors même que les « peines cruelles » (kuxing 酷刑) avaient été abolies en avril 1905 . En France, le lingchi est devenu le « supplice chinois » par excellence, et il a inspiré de nombreux écrivains et artistes, jusqu’à Georges Bataille qui a publié en 1961 les photos (See Reference) que l’artiste taiwanais Chen Jieren retravaille à présent. Ces images continuent à influencer bien des Occidentaux dans la manière dont ils se représentent la Chine, son histoire, sa civilisation.
Depuis le début du 20e siècle, le lingchi a été présenté comme la peine la plus typique du système pénal chinois. C’est pourtant le contraire qui est vrai : loin d’être une peine ancienne,le lingchi est au contraire l’une des plus récentes, puisqu’il est apparu au 10e siècle et n’a été vraiment codifié qu’au 13e ou au 14e siècle. La peine elle-même, ou en tout cas son nom, ne sont probablement pas d’origine chinoise. Ce fut d’ailleurs un des arguments du juriste et historien du droit Shen Jiaben (沈家本1840-1913) lorsqu’il proposa l’abolition du lingchi en 1905. Enfin et surtout, loin de correspondre à l’esprit du droit chinois, la nature de la peine, la manière dont on l’applique, le genre de crimes qu’elle punit apparaissent comme un « droit extraordinaire ». Certes, ce droit extraordinaire fait partie du système juridique de l’empire, et il apparaît d’ailleurs dans le code (lü 律) des dynasties à partir des Yuan. Mais à bien regarder, il a toujours constitué une peine hors norme, contraire à l’esprit du droit ordinaire C’est pour cela que des lettrés l’ont dénoncé comme une peine cruelle et inhumaine dès son apparition et jusqu’à son abolition.

- Une peine relativement récente
Le lingchi est un démembrement, c’est-à-dire que la peine consiste à séparer les membres du corps en les découpant. Les photographies prises à la fin des Qing montrent la réalité de l’expression « peines des huit couteaux » (badao xing 八刀刑) : le bourreau sortait d’un panier des couteaux très aiguisés et numérotés. Le premier couteau servait à évider les seins (en commençant par la gauche, comme pour toutes les autres parties du corps énumérées ci-dessous), le deuxième à entailler les biceps, le troisième les muscles des cuisses, le quatrième et le cinquième à couper les bras au niveau du coude, le sixième et le septième à couper les jambes au niveau du genou, et le huitième à couper la tête. Les restes étaient mis dans un panier, la tête était exposée en place publique pendant une durée variable. Telle était la pratique à la fin des Qing. Notons que des expressions populaires parlent des « seize couteaux », des « trente-deux », des « trois cent soixante couteaux »… sans qu’on sache ce qui est vrai ou imaginaire dans ces chiffres. Il semble que sous les Ming les « couteaux », c’est-à-dire les entailles et les mutilations, étaient plus nombreux, et que l’exécution durait plus longtemps. Celle de l’eunuque Liu Jin 劉瑾, condamné pour complot contre l’empereur en 1510, devait durer trois jours, mais le patient mourut le deuxième jour. Il s’agit là d’un cas exceptionnel, l’exécution d’un ministre détesté et accusé de haute trahison ; l’histoire des Ming ne dit d’ailleurs pas qu’il a été exécuté par lingchi mais zhe yu shi 磔於市: (démembré en place du marché), ce qui serait une forme de qishi 棄市, un terme qui en est venu à désigner toutes les exécutions publiques .
Il est donc bien difficile de distinguer le lingchi d’autres peines assez semblables, et de savoir comment il était pratiqué avant les Qing. Plus on cherche à remonter vers l’origine de cette peine, moins les renseignements sont clairs. Il faut distinguer entre, d’une part, des pratiques consistant à démembrer le corps ; et, d’autre part, l’apparition du terme lingchi pour désigner la peine légale du démembrement.
    Si l’on consulte les « traités des peines » dans l’ histoires des diverses dynasties (lidai xingfazhi 歷代刑法志), on trouve des cas historiques où des généraux, des fonctionnaires ont été découpés en morceaux, ou en tranches, avec dans les cas les plus horribles des détails qui font penser à certaines recettes de cuisine. Il me semble trompeur de voir dans ces épisodes l’origine du lingchi. Certes le corps est découpé dans les deux cas ; mais dans les pratiques appelées luan 臠, gua 剮, etc, le corps disparaît, le condamné devient de la viande pour le souverain anthropophage qui assouvit une rancune privée dans son palais. Dans le lingchi au contraire le corps reste bien reconnaissable lorsqu’il est démembré, puis exposé en place publique. Autre différence essentielle : les cas de luangua 臠剮 sont des actes rares et isolés qui ont été soigneusement collectés et conservés par les historiens officiels pour donner des exemples de tyrans monstrueux et terrifiants. Ces cas sont horribles, certes, mais ils sont anecdotiques, voire plus ou moins légendaires. Au contraire lingchi est le nom d’une peine qui a ét appliquée de plus en plus régulièrement à partir de la fin du 11e siècle. Loin d’être anecdotique ou légendaire, c’est une terrible réalité historique.
    On trouve aussi des cas assez nombreux où des pratiques ressemblant beaucoup au lingchi ont été utilisées pour mater des révoltes. Par exemple, en 613, Sui Yangdi 隋煬帝 exécuta des rebelles en les faisant démembrer, percer de flèches, et en exterminant leur famille. Ceci alors même que les Sui avaient supprimé les « peines cruelles » de leur code de lois (Suilü). Il est vrai qu’il ne s’agissait pas alors d’une peine infligée en exécution d’un jugement, mais d’une pratique utilisée durant une guerre civile. De telles pratiques se reproduisent sous toutes les dynasties, et sont généralement désignées par le terme zhe 磔, ou parfois, zhijie 支解. Il faut donc toujours se souvenir que le terme lingchi ne s’applique pas à tous les démembrements, mais seulement ceux qui ont été légalement prononcés par un tribunal. Toute la question est donc de savoir comment une méthode extrême utilisée dans des cas exceptionnels a pu trouver sa place dans le code des lois, et devenir ainsi un « nom de peine » (xingming 刑名) parfaitement légal et couramment prononcé par les juges.

    
- Une origine et un nom mystérieux
C’est dans le « traité des peines » de l’ histoire des Liao (Liao shi xingfazhi 遼史刑法志) que le nom de lingchi apparaît pour la première fois pour désigner une peine. C’est un nom assez mystérieux, qui résulte sans doute d’un croisement entre l’écriture chinoise et le langage des populations Khitans 契丹, qui étaient des peuples des steppes.
On rencontre bien un terme presque identique sous les dynasties antérieures, mais le premier caractère s’écrivait le plus souvent avec la clé n° 170 阜; ling 陵 voulait dire« colline » ou tumulus ; et chi 遲 ne voulait pas dire « retard », comme en chinois moderne, mais le verbe « aplanir graduellement », ou « araser, raser ». Concrètement, lingchi 陵遲 désignait donc l’aplanissement graduel, ou le fait d’araser un tumulus, c’est-à-dire un tertre funéraire, la tombe collective d’un clan. Mais dans certains passages des Histoires des dynasties, l’expression a un sens plus symbolique : ling 陵 , le talus, ou la levée de terre bordant un canal, représente les institutions, les lois, tout ce qui délimite le « corps de l’état » (guoti 國體). Chi 遲représente l’affaissement, l’effondrement de ces limites. Lingchi signifie alors le début de la décadence, le moment où il faut prendre des mesures énergiques pour éviter l’effondrement des institutions. Le terme n’avait donc pas de rapport direct avec le système pénal jusqu’à ce que les Liao l’utilisent pour désigner une peine. Différentes graphies furent utilisées (on trouve par exemple chi 持 « saisir » au lieu de chi 遲), et c’est alors que la graphie ling avec la clé n°15 de la glace, 凌 devient plus fréquente que celle avec la clé « colline » (fu) n° 170 陵. L’histoire des Song (Songshi) utilise encore les deux graphies, mais à partir des Yuan, on ne trouve plus que la seconde graphie, où ling s’écrit comme la glace, et ceci toujours pour désigner la peine. L’ancienne manière d’écrire n’apparaît plus que dans des citations antiques, elle n’est plus couramment utilisée. Lingchi est désormais uniquement le nom d’une peine, et seuls quelques érudits se souviennent encore de son ancien sens.
    Que s’est-il donc passé ? Très certainement, il existait dans la langue des Khitans un terme dont la prononciation était proche de celle des caractères chinois lingchi. Le terme désignait une peine utilisée dans le royaume des Khitans-Liao, qui consistait probablement à couper un prisonnier attaché à l’aide de petits couteaux. Après quelques hésitations, l’usage s’est fixé d’employer ces caractères pour désigner la peine que les Liao appliquaient désormais sur le territoire chinois qu’ils contrôlaient.
Pour les érudits chinois qui étudiaient l’évolution du système pénal, cette peine était d’origine barbare, et son nom obscur montrait bien qu’elle était étrangère au système des Cinq châtiments, qui avaient des noms chinois parfaitement clairs. Pourtant, le fait de couper ou découper des gens attachés à des poteaux ne fut pas seulement pratiqué dans les régions barbares, ou sous les dynasties étrangères. Le recours de plus en plus fréquent et systématique au lingchi s’est poursuivi sous les Song comme sous les Yuan, sous les Ming comme sous les Qing — sous les dynasties chinoises comme sous les dynasties fondées par les peuples des steppes, donc. Et le champion toutes catégories en matière de lingchi fut le chef des Chinois révoltés contre la dynastie mongole: Zhu Yuanzhang 朱元璋. Devenu l’empereur Ming Taizu 太祖, il publia le Dagao 大誥 où le lingchi est prévu pour un très grand nombre de crimes, notamment les détournements de bien publics par des fonctionnaires, même pour des sommes minimes.

- L’extension constante d’une peine extraordinaire
Depuis les Han, les dynasties chinoises ont dû définir soigneusement quelles étaient les punitions autorisées par la loi. Une bonne dynastie devait s’efforcer de limiter le nombre de crimes punis de mort, et devait s’engager à supprimer les peines les plus cruelles. C’est ainsi que les Sui légitimèrent leur pouvoir en établissant le système des Cinq peines (wuxing 五刑) : chi 笞, zhang 杖, tu 徒, liu 流, si 死. Ce système fut repris par les Tang et toutes les dynasties suivantes. Ces peines étaient remarquablement modérées pour l’époque. Si la torture judiciaire était pratiquée pour obtenir des aveux, les peines de mort par strangulation ou décapitation n’étaient pas conçues pour faire souffrir les accusés —les Tang envisagèrent même d’abolir la peine de mort en 745 ! A partir de la révolte de An Lushan 安祿山, les guerres civiles multiplient les occasions où des moyens extrêmes sont employés. On entre alors dans une période difficile à déchiffrer : sur le papier, le système des peines reste celui des Cinq peines ; sur le terrain, on emploie des moyens beaucoup plus radicaux que ceux prévus dans le code.
La période des Song voit une extension constante de la pratique du lingchi, mais aussi une résistance contre sa transformation en une peine légale. C’est ainsi que le lingchi ne fit jamais partie des peines légales mentionnées dans le code des Song (Song Xingtong 松刑統). Ce fut d’abord une mesure d’urgence contre des révoltes particulièrement sanglantes, menées par des sectes pratiquant des sacrifices humains. L’empereur Zhenzong (真宗998-1022) interdit encore à son ministre, l’eunuque Yang Shouzhen 楊守珍 de démembrer des rebelles. C’est sous le règne de Renzong 仁宗, et dans les luttes de faction qui éclatèrent lors des réformes de Wang Anshi (王安石1021-1086) que le lingchi, ainsi d’ailleurs que le découpage à la taille (yaozhan 腰斬) serait devenu une peine assez couramment employée. Dans le Wenxian tongkao 文獻通考, Ma Duanlin 馬端臨 dit que des ministres s’en servirent alors pour terroriser les fonctionnaires en les accusant de complot contre l’empereur. Sous les Song du sud, le lingchi fut utilisé de plus en plus couramment, mais il y eut encore quelques résistances parmi les fonctionnaires, comme le montre le beau mémoire de Lu You 陸游 dont il sera à nouveau question plus bas. Comme l’emploi du lingchi ne fut jamais codifié sous les Song, il est assez difficile d’avoir une idée exacte de son champ d’application. Il semble qu’il était encore limité aux rébellions et aux complots— aux crimes d’Etat, pourrait-on dire.
Ce furent les Yuan, la dynastie mongole des descendants de Gengis Khan, qui inscrivirent officiellement le lingchi comme l’une des peines de mort prévue dans le code pénal. C’est un second argument pour ceux qui le considèrent comme un instrument des barbares pour asservir les Chinois, mais on peut aussi voir les lois des Yuan comme la régularisation de ce qui se pratiquait à la fin des Song du Sud. Toujours est-il que c’est sous les Yuan que le lingchi a cessé d’être un moyen extrême pour réprimer des insurrections et des sectes dangereuses pour devenir une peine légale couramment employée dans des crimes commis par des particuliers. A partir de son entrée dans le code des Yuan jusqu’à son abolition par les Qing en 1905, le lingchi punit trois grandes catégories de crimes.
- Les crimes de lèse-majesté : grande rébellion, haute trahison, complot contre l’empereur.
- Les crimes familiaux : meurtre des parents par les enfants, d’un aîné par un cadet, du mari par sa femme, du maître par un esclave.
- Les crimes atroces et inhumains : découper des parties du corps sur une personne vivante (pour pratiquer la sorcellerie) ; tuer trois personnes ou plus dans la même famille ; organiser des bandits pour faire régner la terreur.
La première et la troisième catégorie ne font que légaliser la pratique déjà ancienne des démembrements. Notons en passant qu’elles sont assez proches des peines pratiquées en Europe pour ce genre de crime : en France, les crimes de lèse-majesté étaient punis de l’écartèlement à quatre chevaux, les chefs de bandits étaient attachés sur une roue où on leur rompait les membres à coup de barre de fer ; en Angleterre ils étaient coupés en quatre quartiers (quartering). Comme en Chine, les corps rompus et démembrés étaient exposés en place publique, ceci jusqu’à la fin du 18e siècle.
La Chine avait toutefois des particularités qui ont aggravé cette tendance.
La première particularité est l’assimilation de l’autorité de l’empereur avec celle du chef de famille. Les parents sont protégés comme s’ils étaient des empereurs dans leurs royaumes, comme si les épouses, les enfants, les domestiques étaient des sujets prompts à comploter pour assassiner leur souverain. Le crime de parricide était puni sévèrement en Occident, mais pas au point d’encourir les mêmes peines que le crime de lèse-majesté. Seule la Chine a étendu une méthode inventée pour écraser les rébellions à des crimes entre parents.
La seconde particularité est que la condamnation au lingchi entraînait l’extermination des trois clans (sanzu 三族), c’est-à-dire la mise à mort de tous les parents du côté paternel et maternel ! Là encore, une pratique de guerre civiles se trouva généralisée à des cas individuels, ce qui était particulièrement absurde dans les cas de crimes familiaux. Il semble toutefois que seul Zhu Yuanzhang ait tenté d’appliquer cette règle dans toute sa rigueur lors des grandes purges qui frappèrent la fonction publique ; n’oublions pas son fils Yongle 永樂 qui aurait fait exécuter plus de huit cents personnes dans le seul clan de Fang Xiaoru 方孝孺resté fidèle de l’empereur Jianwen 建文, l’héritier désigné que Yongle avait détrôné en 1402. Par la suite, la règle des sanzu n’entraîna plus la mort des parents, mais leur déportation. Sous les Qing, seuls les fils adultes étaient déportés pour une durée variable. Les Qing reprirent les lois des Ming, mais en adoucirent l’application, en tout cas pour la première catégorie, celle des crimes de lèse majesté. Ainsi, les « procès littéraires » entraînèrent fréquemment des condamnations au lingchi ; mais aucun des condamnés, que ce soit Dai Mingshi 戴名世(1653-1710) ou d’autres, ne fut effectivement démembré : leur peine fut convertie en décapitation, ou ils furent autorisés à se suicider. Les deux autres catégories, par contre, les crimes familiaux et les crimes atroces, notamment le brigandage, furent punis de lingchi jusqu’à son abolition en 1905.

- L’opposition des lettrés depuis les origines jusqu’ à l’abolition du lingchi.
Apparu sous les Liao, vers 920, le lingchi est devenu une peine légale à la fin du 13e siècle, et il n’a été aboli qu’en avril 1905, soit environ un siècle après ses équivalents européens (le supplice de la roue est aboli en 1789 en France, le Quartering est officiellement aboli en 1814 en Angleterre, mais il était tombé en désuétude). En Chine, la suppression des peines cruelles a été la première mesure allant vers l’adoption d’un code pénal moderne, dans lequel les peines corporelles étaient remplacées par l’emprisonnement ou des amendes, et la peine de mort limitée à la pendaison.
Ce serait une grave erreur, pourtant, de croire que les Chinois ont attendu les lois et les idées européennes pour s’apercevoir que le lingchi était un supplice inhumain. Dès les Song, il y eut des tentatives répétées pour en limiter ou supprimer l’emploi. Le plus beau témoignage de ce temps est le mémoire pour abolir la peine du lingchi soumis à l’empereur par le grand poète et fonctionnaire Lu You. C’est un texte qui, bien qu’il date du XIIIe siècle, est d’une surprenante actualité : il suffit de remplacer lingchi par peine de mort pour avoir un excellent plaidoyer en faveur de l’abolition de toute peine capitale. En effet, les arguments de Lu You peuvent être ainsi résumés : 1) mettre à mort de manière atroce, en mettant les organes à nu, déconsidère l’état et l’empêche d’accomplir sa mission civilisatrice ; 2) l’état lorsqu’il combat les pires bandits ne peut utiliser les mêmes moyens qu’eux : il n’est donc pas légitime de démembrer un criminel, même si celui-ci a lui-même démembré son prochain ; 3) les Han et les Tang ont donné l’exemple d’un système pénal à la fois modéré et efficace, qui se passait des « peines cruelles » : ll faut donc les imiter et abolir le lingchi et les autres peines cruelles.
Ce texte fut constamment cité et repris par les lettrés hostiles au lingchi, qui ajoutèrent divers arguments. Pour ne mentionner que les plus importants : Wang Mingde 王明德, le grand juriste du début des Qing, indique dans son Dulü peixi 讀律佩觿 publié vers 1680 que le lingchi ne fait pas partie des Cinq châtiments ; c’est donc une peine « hors norme » (fawai 法外), voire « anormale » (feixing 非刑). Certes, elle n’est pas illégale, puisque les empereurs l’utilisent, mais elle est profondément étrangère à l’esprit des lois chinoises. Qian Daxin 錢大昕(1728-1804),, le grand lettré du « mouvement des études critiques » (kaozheng 考正), pour sa part, insistait sur l’obscurité du terme lingchi. Or, le nom des peines doit être clair, si l’on veut qu’elle aient un rôle éducatif, selon l’adage « La clarté des peines renforce l’éducation » (mingxing bijiao 明刑弼教). Tous ces arguments furent transmis et collectés par des générations de lettrés, jusqu'aux derniers juristes impériaux. Xue Yunsheng 薛允升1820-1901), dans ses deux ouvrages qui eurent une grande influence sur la réforme juridique de la fin des Qing, le Tang Ming Lü hebian 唐明律合編 et le Duli cunyi 讀例存疑, rappelle que les Han et les Tang n’incluaient pas le lingchi parmi les peines légales, en citant abondamment Lu You, Wang Mingde, Qian Daxin etc. Son disciple Shen Jiaben reprend exactement la même argumentation dans le mémoire transmis le 24 avril 1905 qui aboutit à l’abolition définitive du lingchi.
Certes la voix de ces lettrés était trop faible pour obtenir l’abolition des supplices, ou même pour diminuer le nombre des exécutions avant que le régime impérial ne soit forcé à le faire par la pression extérieure. On peut même supposer que de telles exécutions se multiplièrent à la fin des Qing, après les insurrections des Taiping et des Boxeurs. C’est ainsi que les soldats de la légation française ont pu photographier trois lingchi différents exécutés place Caishikou, à Pékin, durant les quelques mois qui ont précédé l’abolition. Ces photos sont un terrible témoignage contre le passé de la Chine. Mais que ce serait-il passé si un photographe ou un cameraman avaient pu prendre en images un des supplices anglais ou français qui ressemblaient tant au lingchi ? Le «supplice chinois » n’est pas seulement un fait objectif appartenant à l’histoire du droit. C’est aussi, c’est surtout, un certain regard porté sur la Chine par l’Europe alors qu’elle avait pris un ascendant momentané. C’est un cas assez fréquent en histoire, mais, ce qui est nouveau, c’est que la civilisation occidentale a eu pour la première fois les moyens techniques de fixer ce regard sur le papier. Ici, l’historien doit laisser la place à l’artiste qui sait montrer ce qu’un tel regard recèle de pouvoir occulte et de mépris dominateur.

File(s) Download:

Lingchi Bre




 
  Directeur éditorial: Jérôme Bourgon / IAO: Institut d'Asie Orientale
© 2003-2004 (IAO)