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Le "Supplice du rat" fleuron du Jardin des supplices

Claire MARGAT
(September 2005)



Paru en 1899, le roman d’Octave Mirbeau Le Jardin des supplices a eu à l’époque un grand succès. Il ne contient pas seulement des descriptions horrifiantes de supplices. Il contient aussi des considérations sur la cruauté humaine et sur la pulsion scopique, sur le voyeurisme. Son succès est contemporain du succès médiatique en France, à la fin du XIXème siècle, des photographies de suppliciés chinois. Cependant, parmi les nombreux supplices inventés par Mirbeau qui y sont décrits, le fameux supplice chinois des cent morceaux, celui que montraient, à l’époque, ces photographies, ne figure pas. Par contre, Mirbeau détaille des supplices imaginaires, et en particulier, le fameux supplice du rat qui a traumatisé le patient de Freud, l’homme aux rats. C’est un supplice de son invention car ce supplice n’a, bien sûr, rien d’un supplice chinois. Le terme chinois venait qualifier automatiquement, à l’époque, aussi bien un supplice qu’un jardin. Le jardin des supplices, invention littéraire de Mirbeau, réunit dans une configuration obsédante ces deux clichés; celui de la cruauté des Chinois lui sert de paravent exotique pour exposer une réflexion anthropologique portant sur la cruauté humaine en général; quant au jardin chinois, il représente pour lui un modèle esthétique et lui fournit le nouveau paradigme d’un rapport de la nature et de l’art où l’art suprême consiste à se mettre au service de la puissance de la nature - une puissance dont l’exubérance végétale est l’expression la plus directement sensible. Mirbeau, qui était lui-même un fervent jardinier, était un admirateur enthousiaste et un ami du peintre Claude Monet; il a collaboré à la réalisation de son jardin de Giverny.


Le roman d’Octave Mirbeau est une somme sur la cruauté humaine qui prend la forme d’un délire hallucinatoire : le jardin fleuri où sont exposés en même temps des suppliciés est un véritable paradis de la pulsion scopique. ( voir E. Apter, The garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau, October, n°47, 1988)
Le jardin, un bagne situé au milieu d’un jardin fleuri, est une invention littéraire qui se situe dans la seconde partie du roman. Ce jardin où la visite du public est autorisée un jour par semaine, expose, au milieu de fleurs, des supplices atroces qui sont décrits avec minutie. La “beauté pure” de ce jardin chinois comporte “une attraction de haut goût” qui vient de ce “qu’on y ait mêlé les supplices à l’horticulture, le sang aux fleurs.” La vision des supplices est qualifiée d’attraction de “haut goût” : le “haut goût” est un terme d’origine culinaire qui désigne le giber faisandé et tout ce qui est épicé, qui relève une sensibilité qui craint de s’affadir. La cruauté, le sang versé, possède un puissant attrait érotique.
Par l’accumulation maniaque des descriptions (qu’elles soient botaniques ou sadiques) qui se succèdent de manière obsédante, le texte de Mirbeau peut fournir un modèle de construction obsessionnelle, mais on peut aussi le lire comme un témoignage sur l’hystérie : au fur et à mesure, les impressions ressenties se confondent, et les supplices viennent se superposer aux fleurs.
Au début de la visite du bagne, les têtes des condamnés enfermées dans des carcans ressemblent à “de vivantes têtes de décapités posées sur des tables”, et plus tard, dans le jardin, “les nymphées et le nélubiums étalant sur l’eau dorée leurs fleurs épanouies me firent l’effet de têtes coupées flottantes.”
Mirbeau fait la description d’un nombre impressionnant de fleurs, parmi lesquelles des fleurs phalliques, lui évoquant des hommes suppliciés :

“d’énormes spathes sortes de cornets évasés d’un violet foncé de pourriture (...) d’où sortaient de longs spadices sanguinolents imitant la forme de monstrueux phallus, et le long des tiges les feuilles digitées se crispaient se tordaient telles des mains de suppliciés.”

La fascination pour les fleurs et pour les supplices est l’expression d’une vision hystérique proche du délire hallucinatoire. Les scènes de tortures se succèdent comme des objets exposés dans un cabinet de curiosité anatomique, ou dans un “musée des horreurs”.
De plus, à l’époque des présentations de malades de Charcot, le personnage féminin qui entraîne le narrateur dans son délire est une hystérique-type dont les crises sont décrites avec précision. Charcot a relaté, dans Les Démoniaques dans l’art, que “pendant la phase heureuse, les patients croient être transportés dans un magnifique jardin, une sorte d’Eden où les fleurs sont rouges et les habitants vêtus de rouge.”
Après la visite du jardin des supplices, Mirbeau décrit la mélancolie qui saisit son personnage qui “ramasse tous les souvenirs et toutes les images de cette journée d’horreur pour en offrir un bouquet de fleurs rouges à son sexe.” L’offrande de ce “bouquet de fleurs rouges” est la métaphore du lien qui rassemble le goût de la cruauté sanglante à l’érotisme. Le jardin des supplices donne une impressionnante image extérieure d’un paysage mental tourmenté, celui d’une femme qui “roule les fleurs monstrueuses de son désir”... “ vers le gouffre de son âme”.

Le dispositif imaginé par Mirbeau d’un jardin où des supplices chinois sont vus par une femme anglaise utilise un cliché de l’époque, celui selon lequel les Anglais seraient des amateurs de cruauté; et le couple qui visite le jardin des supplices est un couple franco-anglais, ce qui lui permet de dénoncer les deux grandes puissances coloniales de l’époque. Son jardin est une construction réactive qui critique la société française de l’époque, dont il caricature le goût pour l’horreur pour mieux le dénoncer. Durant le voyage initiatique qui mène le narrateur au jardin des supplices, Clara fait la description d’un supplice infligé à des Arabes en Algérie. Mirbeau entend condamner les pratiques agressives de la France coloniale et le colonialisme en général. Dans un article de 1898 intitulé Civilisons! - une dénonciation des crimes coloniaux en Algérie - Mirbeau écrit :
“l’histoire des conquêtes coloniales sera une des hontes les moins effaçables de notre temps. Elle égale en horreur, quand elle ne les dépasse pas, les atrocités de la folie rouge du massacre.”

Le problème n’est donc plus celui que posait Sade à son époque - ni celui que posait, d’après Lacan, Kant avec Sade : celui de la loi et de la transgression. Sade se demandait comment être, ou plutôt comment devenir, républicain. Comment faire pour fonder la loi sur la nature?
Mais le problème historique, à la fin du XIXème siècle, devient celui du pouvoir politique et de la domination militaire : comment faire pour concilier un idéal démocratique avec la réalité d’une militarisation des Etats?

Mirbeau se demande donc pourquoi tous les hommes sont cruels: car, s’ils ne le sont pas tous effectivement, tous sont susceptibles de l’être; et, à l’appui de sa démonstration, il rassemble tous les comportements humains qui peuvent le démontrer. Mais il demande encore au début du Jardin des supplices pourquoi, bien plus que les hommes, les femmes adorent la cruauté :

“Pourquoi courent-elles, les femmes au spectacle de sang avec la même frénésie qu’à la volupté ? Pourquoi dans la rue, au théâtre, à la cour d’assises, à la guillotine, les voyez-vous tendre le col, ouvrir des yeux avides aux scènes de torture, éprouver, jusqu’à l’évanouissement, l’affreuse joie de la mort?”

Le déchaînement de la pulsion scopique est une dérivation, un dérivatif possible, d’un goût du morbide, du macabre, de l’horreur et de la cruauté. L’esthétique de l’horreur que Mirbeau évoque lui préexiste; il ne l’invente pas, et il entend réagir à ce déferlement en l’exacerbant pour qu’on le remarque avec stupeur.
Il évoque “l’affreuse joie de la mort”, mais il ne fait pas pour autant l’hypothèse d’une “pulsion de mort”. La contemporanéité de la publication du Jardin des supplices et de l’invention de la psychanalyse par Freud n’a pas à jouer ici un rôle explicatif; mais elle est l’indice d’un problème : celui qu’a découvert Freud, lorsqu’il arrive à Paris en 1885. Il décrit ainsi la ville de Paris :

“Cette ville et ses habitants n’ont vraiment rien qui me rassure, les gens m’ont tout l’air d’appartenir à une tout autre espèce que nous. Je les crois tous possédés par mille démons ... ils ignorent la pudeur et la peur. Les femmes comme les hommes se pressent autour des nudités comme autour des cadavres de la Morgue ou des horribles affiches dans les rues, annonçant un nouveau roman dans tel ou tel journal et donnant même un échantillon de son contenu.” (lettre du 3 décembre 1885, voir S. Freud, Correspondance, Gallimard, 1979, p.200)

Le goût frénétique des Parisiens pour l’horreur reste pour Freud enigmatique et inquiétant. Et sa répulsion pour l’esthétique de l’horreur part d’une indignation d’ordre éthique qui persistera chez lui et dont témoigne dans ses souvenirs de Freud l’Homme au loups:

“Quand je parlais à Freud de ma prédilection pour Maupassant, il remarqua: “Vous avez bon goût”. Comme l’écrivain français Mirbeau, qui abordait des thèmes osés, était alors à la mode, je demandai à Freud s’il lui plaisait; la réponse fut tout à fait négative.” (voir L’homme aux loups, Gallimard, 1985, p.165)
Contrairement à Maupassant, Mirbeau reste donc pour Freud, de très mauvais goût... Mais la lecture du livre de Mirbeau a l’avantage de représenter un état des savoirs et des représentations qui est contemporain de la naissance de la psychanalyse - même s’il se présente sous la forme d’une caricature outrancière. Dans une certaine mesure, Mirbeau croit encore à un progrès de la recherche scientifique, qui permettra de comprendre l’humain dans toute sa complexité. Le discours scientifique darwinien lui sert alors de fondement et de caution pour proposer la fiction sadienne d’un jardin des supplices :

- 1) Il énonce d’abord la thèse anthropologique suivante :
“ le meurtre est la plus grande préoccupation humaine et tous nos actes dérivent de lui.”

- 2) Il envisage ensuite ses conséquences socio-politiques : n’est-ce pas de l’horreur-limite du crime que vient la nécessité des lois et des institutions sociales ?

- 3) Enfin, il formule des hypothèses - ou plutôt des postulats métaphysiques - qui généralisent la thèse anthropologique à l’ensemble du vivant.

Pour le discours scientifique,“le meurtre n’est pas le résultat de telle ou telle passion ni la forme pathologique de la dégénérescence. C’est un instinct vital qui est en nous... qui est dans tous les êtres organisés et les domine, comme l’instinct génésique.” Selon cette formulation, il y aurait bien deux instincts vitaux. Mais ces deux instincts se confondent et n’en font en fait qu’un seul :
“La plupart du temps, ces deux instincts se combinent si bien l’un par l’autre, se confondent si totalement l’un dans l’autre, qu’ils ne font qu’un seul et même instinct, et qu’on ne sait plus lequel nous pousse à donner la vie et lequel à la reprendre, lequel est le meurtre et lequel est l’amour.”
On doit donc admettre que “le meurtre est une fonction normale - et non pas exceptionnelle - de la nature et de tout être vivant.”
C’est la thèse qui est formulée ensuite par le bourreau chinois dans le jardin des supplices :
“la loi unique de la Vie, l’unique besoin de la Vie est l’amour” et c’est lui qui pousse l’homme au meurtre.

Il s’agit là de la reprise d’une théorie esquissée par Mirbeau en 1893 :
“Je suis persuadé qu’il existe dans la nature une force mystérieuse pour nous, une force que nous ne connaissons pas encore - car que connaissons- nous? - une force qui n’est peut-être, après tout que la Vie, et contre laquelle, à de certains moments d’excessive épouvante, se brise le génie destructeur de l’homme... La Vie aime la Mort, elle a besoin de la Mort comme la terre du fumier puisque c’est de la Mort qu’elle tire chaque jour à toute heure son renouveau de jeunesse et ses énergies de fécondité.” (L’Echo de Paris, 24 octobre 1893)

Pour étayer cette théorie, le philosophe, qui prend ensuite la parole, procède d’une manière inductive et descriptive, par l’énumération de cas qui peuvent frapper la sensibilité. Il fait d’abord une longue description d’une fête foraine. (Cette description a été reprise dans le n° 33 de La Revue de Psychanalyse (Printemps 1986) consacré à L’amour de la haine : un long extrait du frontispice du roman de Mirbeau y est présenté, sans aucun commentaire.) Il dresse ensuite la liste des activités qui sont des manifestations de la régression vers la période de l’antique barbarie :

“l’escrime, le duel, les sports violents, le tir au pigeons, les courses de taureaux, les exercices variés du patriotisme, la chasse.”

Il repère les différents modes de régression qui se manifestent, dans l’actualité de l’époque, à travers les passions politiques, le racisme et la xénophobie :

“L’affaire Dreyfus est un exemple admirable, jamais la passion du meurtre et la joie de la chasse à l’homme ne s’étaient aussi complètement et cyniquement étalés.”

Prenant appui sur ces deux discours, la conception que Mirbeau développe est une doctrine de la régression qui s’inscrit dans le déclin de l’idée de progrès : un anti-humanisme pessimiste qui participe, à la suite de Schopenhauer, d’une entreprise de dénonciation des idéaux des Lumières.

Le supplice du rat

C’est au cours d’un entretien avec le bourreau chinois, au milieu du jardin des supplices, que le supplice du rat est décrit. Il faut d’abord préciser que, à la différence des nombreux supplices cruels qui sont visibles dans le jardin des supplices, le supplice du rat n’y est pas réellement exécuté. Le bourreau chinois, son inventeur, présente ce supplice extraordinaire comme son “chef d’oeuvre” mais il déplore que les juges ne l’aient pas retenu : ce n’est pas selon eux une peine applicable. Le supplice du rat est resté à l’état de projet, c’est une idée ou un fantasme qui produit un traumatisme et un bouleversement mental, mais dont la réalisation n’aurait rien de spectaculaire : le rat est enfermé dans un récipient opaque, et la cruauté à l’oeuvre ne se donnerait pas à voir comme elle le serait, par exemple, lors d’un empalement. L’empalement est d’ailleurs la suggestion que propose Freud à son patient, lorsqu’il reste sans voix, incapable de relater ce supplice qu’on lui a raconté.
Même s’il était exécuté, on ne peut le voir : on ne peut que se le figurer. Mais d’où peut provenir pour Mirbeau le fantasme, ou le schéma mental de ce supplice?
Michel Delon a signalé, dans une note de son édition du Jardin des supplices, une origine possible de ce supplice à la fin des Cent vingt journées de Sodome de Sade :
“au moyen d’un tuyau, on lui introduit une souris dans le con; le tuyau se retire, on coud le con et l’animal ne pouvant sortir lui dévore les entrailles”.
Il y a toutefois de nombreuses fantasmes cruels. Si l’on veut comprendre la genèse de ce fantasme, il faut revenir au terrain propice à sa conception, c’est-à-dire à la passion du jardin, et au goût que Mirbeau qualifie lui-même de “monomaniaque”, pour les fleurs. Car le goût des fleurs et la passion du jardin semblent bien avoir été, à l’époque, une folie contagieuse.
La pratique du jardinage met directement en relation avec la terre, avec les pots, les récipients qui la renferment, et éventuellement, avec les petits animaux qui peuplent le territoire d’un jardin : lapins, taupes, souris et rats. Il s’agit d’un fantasme de jardinier qui est habitué à piéger et à détruire les nuisibles.

Le pot de terre est à l’image d’un corps-réceptacle, dans lequel de la vie se trouve enfermée et dont elle peut s’échapper vers le haut, suivant le mode normal du processus de végétation qui peut donner lui-même la représentation générale des phases de transmutation cyclique qui relient la mort à la vie comme deux états qui se succèdent. Mais un bulbe n’est pas une graine, et son apparence est peu esthétique. L’être-bulbeux est en puissance de devenir plante, mais comme toute puissance est puissance simultanée des contraires, il peut très bien pourrir ou mourir. La pourriture est, pour Mirbeau, l’image de la Mort que la Vie se réapproprie.

Le pot de terre donne aussi une image platonicienne d’un corps-prison, d’un lieu d’enfermement et de la clôture d’un espace tombal : la mélancolie de Mirbeau assimile un pot de fleur à une tombe. On peut trouver une expression poétique de cette analogie dans un conte de Boccace, dans lequel une jeune femme ensevelit la tête coupée de son amant tué par ses frères, dans un pot de basilic.

Le bourreau vante le supplice du rat ainsi : “originalité, pittoresque, science de la douleur, il avait tout pour lui...Et par dessus le marché, il était infiniment comique...” Mais pourquoi, dans le texte de Mirbeau, le supplice du rat est-il présenté comme “ infiniment comique”?

Il faut d’abord parler du comique global de la scène, qui est un intermède comique dans l’oeuvre. Le bourreau qui raconte ce supplice est présenté comme un clown macabre, c’est un personnage grotesque, un bouffon. Le comique des romans de Mirbeau et de son théâtre tient à que les personnage y énoncent de man!ère spectaculaire leurs désirs et leurs pulsions sans aucune inhibition, avec une bouffonnerie comparable à celle de l’UBU de Jarry. Chacun dit ce qu’il pense : il profère l’impensé qui l’anime sans jamais censurer l’énormité du propos. Stéphane Mallarmé remarque (à propos de la pièce de Mirbeau L’Epidémie) que le comique de Mirbeau provient de la sidération de l’aveu de “l’horreur inavouée”.
Il vient de ce “que des gens sortent comme une ode, ainsi directement, l’horreur inavouée et qu’on l’exprime haut à son insu.”

Cette énonciation produit un effet d’inconvenance qui est à la fois comique et horrifiant. Mirbeau substitue à l’ironie de l’antiphrase le cynisme de l’inconvenance . Comme l’a dit Blanchot, à propos de Sade :
“ C’est bien vrai qu’il y a une ironie de Sade ( pouvoir de dissolution); celui qui ne la pressent pas lit un auteur quelconque à système; rien qui puisse y être dit sérieux, ou son sérieux est la dérision du sérieux (...) c’est la grande ironie - non pas socratique : la feinte ignorance, mais la saturation de l’inconvenance (quand plus rien ne convient).”(voir M. Blanchot, Ecriture du Désatre, Gallimard, p. 77 )

Le deuxième élément de comique de la scène tient à la caricature que fait Mirbeau des artistes. Le supplice y est présenté comme un art authentique, sur le modèle de l’art du jardinage, mais aussi de la sculpture. Le bourreau est présenté comme un artiste en quête de reconnaissance, avide de donner des explications sur son art auprès de son public. Dans une parodie bouffonne, Mirbeau fait parler le bourreau à la fois doctement et avec passion, en le présentant comme un artiste, un créateur dont le supplice du rat est “un pur chef d’oeuvre”.
La cruauté est une importante source d’inspiration pour la créativité humaine. L’imagination humaine découve sans cesse de nouveaux moyens de faire souffrir. La richesse iconographique des tourments de l’enfer en témoigne visuellement. C’est l’époque où Rodin sculpte d’après Dante la Porte de l’Enfer et où il dessine des illustrations pour Le Jardin des supplices.

Voyons plus précisément quel est le contenu de cette imagination cruelle.
Le supplice du rat est particulièrement comique parce que le rat se trouve être, tout à la fois, le sujet et l’agent d’un supplice. C’est d’abord lui qui est torturé : il est affamé, enfermé, puis piqué par l’orifice du pot avec une pointe de fer chauffée à blanc. La souffrance qu’il subit enclenche une réaction en chaîne, qui produit un effet de répétition comique. Avec une réversibilité du supplice s’inaugure une contamination diabolique de la douleur qui peut se poursuivre à l’infini, où c’est la victime qui devient à son tour bourreau. C’est en ce sens que Mirbeau déclare que ce supplice est “infiniment” comique. Le rat n’est pas cruel par nature, mais il vient symboliser, dans ce schéma, un inéluctable devenir -cruel de la victime.
Un autre élément de comique tient à un comique de situation. Le corps du supplicié devient un terrier dans lequel le rat s’enfonce pour s’y réfugier : “Le rat pénètre, par où vous savez, dans le corps de l’homme... en élargissant de ses pattes et ses dents, le terrier... le terrier qu’il creuse frénétiquement, comme de la terre... Et il crève étouffé, en même temps que le patient.” En tentant de s’échapper, le rat subit un deuxième enfermement, bien pire encore que le premier; il court inéluctablement à sa perte alors qu’il croit se sauver: c’est là un mécanisme classique du comique de situation (celui de l’arroseur arrosé).

Le supplice du rat prend une valeur symbolique dans la mesure où il inverse la vie et la mort : comme le remarque Freud, le schéma de ce supplice correspond à l’inversion, propre à la théorie infantile de la sexualité, “selon laquelle le fait de sortir de l’anus peut être exprimé par son contraire : entrer dans l’anus”. Ce supplice met en jeu à la fois une pénétration anale et une inversion parodique du processus vital de la naissance. La double mort provoquée par ce supplice correspond au fantasme d’une mort qui se présenterait comme une anti-naissance, en étant le produit d’un accouchement monstrueux, à l’envers...
Enfin, le comique du supplice du rat suppose qu’il prenne une valeur parodique. On a déjà vu que seul, le contexte général du livre permet de comprendre que ce passage intervient comme un intermède, un moment de bouffonnerie intense : il s’agit en effet d’une pause récréative clownesque qui s’intercale dans une série oppressante de supplices bien plus horrifiants. Mais ce qu’il parodie est, plus généralement, l’étalage cynique de l’horreur au moment de l’Affaire Dreyfus. Pour le comprendre, il faut se reporter, par exemple, à un supplice imaginaire (voir J.-D. Bredin, L’Affaire (Dreyfus), Julliard, 1983, p.335):
“ On ferait ranger tous les membres de la cour de cassation en queue de cervelas comme dans les maisons centrales. Un tortionnaire, préalablement stylé, leur couperait d’abord les paupières avec une paire de ciseaux ... Quand on les verrait dans l’impossibilité absolue de fermer les yeux, on introduirait de grosses araignées de l’espèce la plus venimeuse dans des coquilles de noix qu’on appliquerait sur le globe de l’oeil et qu’on fixerait solidement, au moyen de solides cordons noués derrière la tête. Les araignées, affamées et qui ne sont pas délicates sur la nourriture, rongeraient peu à peu la prunelle et le cristallin jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien dans ces cavités désormais sans regard.”

C’est ce genre d’imagination cruelle qui n’appartient pas à la littérature secrète de Sade mais qui “s’étale cyniquement” dans la presse au moment de L’Affaire Dreyfus que Mirbeau parodie dans Le Jardin des supplices. Mais le fait d’ isoler ce moment parodique en le prenant dans sa littéralité comporte un risque : par perte du sens et abolition de la distance critique, on peut tomber dans le piège d’une sidération et d’une fascination pour l’horrible. Le supplice du rat peut alors devenir “une obsession étrangement absurde”.

Selon le mode imprécis dont le supplice du rat avait été rapporté, comme s’agissant “d’un supplice particulièrement épouvantable pratiqué en Orient”, son effet traumatique provient de l’insoutenable indiscernabilité du réel et du fictif. Ce supplice a été rapporté comme s’il était réellement exécuté en Chine, et non pas comme une invention cruelle made in France. Présenté comme tel, il n’est plus protégé par le filtre de la création ; pour reprendre la conception qu’expose le philosophe italien Aldo G. Gargani dans son livre Il Filtro creativo, consacré au pouvoir de modélisation des récits littéraires et de leurs intrigues par la mise en place de mécanismes de répétition.

Je terminerai la présentation du supplice du rat sur une note comique, strictement réservée à ceux qui apprécient l’humour noir : à quoi bon traiter des patients en temps de guerre, alors qu’ils sont promis à une mort horrible?
Freud déplore, en effet, à la fin de sa présentation du cas de l’Homme aux rats, le décès de ce patient lors de l’énorme boucherie que fut la guerre de 14-18. Il a ajouté en 1923 la note suivante : “Le patient auquel l’analyse qui vient d’être rapportée restitua la santé psychique a été tué pendant la Grande Guerre, comme tant de jeunes hommes de valeur sur lesquels on pouvait fonder tant d’espoir.”
- Combien de jeunes hommes prometteurs ont-ils alors été piégés comme des rats et sont-ils morts dans les tranchées, tous victimes de ce que Mirbeau avait anticipé à sa manière, lorsqu’il parlait, dans Le Jardin des supplices, de “ce vaste abattoir qu’est l’Humanité” ?


 
  Directeur éditorial: Jérôme Bourgon / IAO: Institut d'Asie Orientale
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