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Ensauvager nos jardins

Claire MARGAT
(September 2005)



La passion d’Octave Mirbeau fut le jardinage : il partagea son temps entre la campagne et Paris. Il eut d’abord une maison à Carrière-sous-Poissy, puis deux autres (Après Carrière-sous-Poissy, Mirbeau habita le château de Cormeilles en Vexin près de Pontoise, puis, en 1908, à Cheverchemont, au dessus de Triel. Cf. Parterres et Châteaux d’Octave Mirbeau, Europe, Juin 1957); à chaque fois, il entreprit un jardin avec frénésie. On l’a défini comme
” le poète passionné de nature ... dans son cadre réel ou dans celui que lui donne le génie des grands peintres : “les riantes prairies sequanises” que Claude Monet a peint; cet “enveloppement des formes dans la lumière” où excelle Pissaro; les aspects de pays féérique que traça Van Gogh...”( Edmond Pilon, Octave Mirbeau, Bibliothèque International d’Edition,1903, p.7.) Passionné de nature... mais de quelle nature est cette nature ? Comment la pratique du jardinage a-t-elle pu donner naissance à la vision infernale d’un jardin des supplices? Jardinier qui “horticulte avec rage”, comme il l’écrit à propos de Monet, Mirbeau imagine dans Le Jardin des supplices (1899) un jardin qu’il situe en Chine : invention qui mêle, de manière spectaculaire, la culture des fleurs aux pires des cruautés. Il l’a rédigé à Carrière-sous-Poissy, au Clos Saint-Blaise, dont le jardin a été décrit dans le Journal des Goncourt le 6 juillet 1895 :

“Dans le jardin, dans le petit parc, des plantes venues de chez tous les horticulteurs de l’Angleterre, de la Hollande, de la France, des plantes admirables, des plantes amusant la vue par leurs ramifications artistes, par leurs nuances rares, et surtout des iris du Japon aux fleurs grandes comme des fleurs de magnolias et aux colorations brisées et fondues des plus beaux flambés. Et c’est un plaisir de voir Mirbeau, parlant de ces plantes, avoir dans le vide des caresses de la main, comme s’il en tenait une...
Et, de l’autre côté de la route, un potager immense semblant descendre jusqu’à la Seine et comme bastionné en haut d’une sorte de terrasse à l’italienne toute remplie de rosiers et pouvant, avec un peu d’arrangement, quelque vases mis sur un pilastre, devenir un coin de terre délicieux. “ (E. et J. de Goncourt, Journal, t. 3, Ricatte, 1956, p.1150)

Même séduit par ce jardin, Edmond de Goncourt reste un donneur de leçons qui ne goûte une nature qu’arrangée, agrémentée de mobilier décoratif.
Les écrivains sont des hommes d’intérieur qui composent avec soin l’ameublement de leurs maisons : c’est le cas des Goncourt, de Loti à La Rochelle, et surtout de Des Esseintes, dont la maison, décrite dans A Rebours (1885) par Huysmans, s’inspire de la passion du décor de Robert de Montesquiou.
“C’est d’abord contre la nature que la maison fin de siècle, enclave artificielle, se dresse et se protège.” (Séverine Jouve, Obsessions et perversions dans la littérature et les demeures à la fin du dix-neuvième siècle, Hermann, 1996, p.112) Les maisons d’écrivains sont des forteresses où l’artifice l’emporte sur la nature.
A la même époque, les peintres ont des jardins. Le jardin est le lieu privilégié du “plein-airisme”, de l’esthétique impressionniste. Lorsque Monet plante à Giverny le jardin qu’il peindra inlassablement, Mirbeau lui trouve son jardinier-chef. (“Il fallait un jardinier chef; ce fut Octave Mirbeau qui procura à Monet Félix Breuil, le fils du jardinier de son père à Rémalard dans l’Orne”, rapporte Jean-Pierre Hoschedé, Claude Moneet ce mal connu, Pierre Caillet, 1960, p.64) Leur correspondance témoigne de leur passion : ils s’échangent des informations sur les plantes, des graines (Mirbeau propose ainsi à Monet de lui envoyer des graines de silphium albiflorum ( Correspondance, janvier 1895)). L’activité incessante du jardinier fait de lui à la fois le producteur et le spectateur d’un jardin qu’il ne crée pas; il participe à un processus plus vaste que celui qu’il modèle. Sa tâche est parfois éprouvante, sans succès; Mirbeau se lamente ainsi dans une lettre à Monet :

“ Vous au moins, vous avez la consolation d’un beau jardin, et que moi!... Ah! Il se passe dans le mien des choses véritablement extraordinaires. Dieu sait si les plantes étaient mesquines. Eh bien, au lieu de pousser, les voilà qui rapetissent. Chaque jour je constate une diminution de un ou deux centimètres. Et je m’attends, un de ces matins, à ce qu’elles vont rentrer sous terre complètement. Il y a là un phénomène surprenant. La terre a été fumée, durant la sécheresse l’arrosoir a fait rage... Peut-être qu’elles poussent par en bas et que je vais avoir un jardin souterrain....” (O. Mirbeau, Correspondance avec Monet, Editions du Lérot, 1990, p. 97)
Ce jardin souterrain, imaginaire, n’est-ce pas l’enfer livresque où l’écrivain, cultive des fantasmes secrets?

Un jardinier qui n’impose pas, comme un sculpteur, une forme à une matière, mais s’efforce, sans toujours y parvenir, de capter l’énergie de la vie devient le modèle de l’artiste : un sculpteur pour saisir la nature doit devenir jardinier. Mirbeau fait ainsi parler un visiteur de l’exposition de Rodin :

«Il m’est arrivé souvent de visiter des expositions de sculptures et je n’ai éprouvé que des impression pénibles... il me semblait que je marchais dans un cimetière... Ici, c’est comme dans un jardin qui serait rempli de belles fleurs, je les respire et je me grise de leur odeur... je me sens moi-même devenir un être plus vivant ici ... et ses femmes, et ces visages, et ces formes me font comprendre des choses au delà d’elles-mêmes... Je comprends davantage la beauté des fleuves, des ciels, des forêts, des grands ciels où passent des nuages... (...) Je suis bien heureux car j’étais un pauvre homme n’ayant qu’un horizon borné devant lui... Et voici que s’ouvrent devant mes yeux éblouis toutes les portes, tous les palais, tous les jardins de la vie!...» (O. Mirbeau, Une heure chez Rodin, Le Journal, 8 Juillet 19OO, Des artistes, 10/18, 1986, p.348)

Le jardin est le modèle d’un art qui ne doit pas imiter une nature comprise comme un ensemble de formes, mais devenir vivant; comme dans un jardin, le spectateur n’est pas face aux oeuvres, il les respire, les ressent intimement d’une manière diffuse sans les voir comme des choses extérieures; la perception visuelle n’est plus le mode privilégié de la réception esthétique : un jardin est une source d’impressions synesthésiques. Les mains s’ouvrent pour caresser les fleurs, et les impressions visuelles - luminosité, éclat, couleurs - perdent leur empire au profit des odeurs; elles suscitent un pathos organique plutôt qu’un plaisir esthétique. Comme le parfum qui émane d’une essence et reste presque insaisissable se respire, dans les ”jardins de la vie”, on s’ouvre, s’épanouit. On devient plus vivant.
On y accède aussi au mystère de la couleur :

“Tu es dans un jardin... Oui... Dans ce jardin, il y a des fleurs, des groupes de fleurs, de couleur différente et hurlant l’une contre l’autre, je suppose... Bon!... Théoriquement, tu vas t’imaginer que cela devrait être inharmonique... En effet cela devrait être inharmonique... Eh bien pas du tout!... Dans la nature, c’est toujours beau.“ (O. Mirbeau, Dans le ciel, (1893) L’Echoppe, 1989, p. 91)

Mirbeau a présenté le jardin de Monet dans la revue L’art dans les deux mondes en 1891 : c’est la première description de Giverny, “milieu qu’on imagine pour ce prodigieux peintre de la vie splendide de la couleur”.
Il décrit ce jardin en trois tableaux au fil des saisons : “C’est le printemps... C’est l’été... C’est l’automne...” Même au jour le jour, on ne se promène jamais dans le même jardin : c’est le lieu d’une impermanence, de la circulation de l’air du temps athmosphérique. Derrière l’enchantement des variations incessantes des couleurs et de la luminosité se profile un constat plus noir. Marianne Alphant a noté que “la profonde affinité de Mirbeau avec la violence lui ouvre un accès au jardin de Monet que bien peu sûrent trouver”. (M. Alphant, Claude Monet, Une vie dans le paysage, Hazan, 1993, p.564.) La violence qui surgit, en 1891, dans sa description de Giverny, explosera huit ans après dans Le Jardin des supplices, où le bourreau s’écrie : “les fleurs sont violentes, cruelles, terribles et splendides ... comme l’amour!” (O. Mirbeau, Le Jardin des supplices, 1899, Folio-Gallimard, 1991, p.213)
Les nymphéas, les miroitements du bassin de Giverny se retrouvent, au coeur de ce jardin, au beau milieu de visions d’horreur.

Mirbeau critique

On connaît de Mirbeau ses combats esthétiques : ami de Monet, il défendit Rodin et Van Gogh, dont il acheta deux tableaux, les Tournesols et les Iris, (Mirbeau charge en 1891 le Père Tanguy de lui expédier les Iris et les Tournesols contre un à valoir de six cent francs à toucher chez son éditeur Charpentier. Ces toiles seront revendues en 1912 pour quatre-vingt dix mille francs.) où les fleurs surgissent avec la violence de l’intensité de leur couleur. On connaît moins ses attaques exaspérées contre les jardins de son temps au nom de valeurs anarchiques. Dans une déclaration qui sonne comme un manifeste, Mirbeau affirme qu’un jardin doit impressionner par sa liberté plutôt que produire un asservissement stupide des fleurs :

« Oh! Les jardins d’aujourd’hui, comme ils me sont hostiles! Et quel morne ennui les attriste! A quel rôle abject de tapis d’antichambre, de mosaïque d’écurie, de couvres-pieds de cocottes, les jardiniers, mosaïculteurs et cloisonneurs de pelouses, n’ont-ils pas condamné les fleurs! Tout ce qu’elles peuvent avoir en elles de personnalité mystérieuse, tout ce qu’elles contiennent de symboles émouvants et de délicieuses analogies, tout l’art exquis qui rayonne, en prodiges de formes éducatrices, de leur calices, on s’acharne à le leur enlever. On les oblige à disparaître, taillées, rognées, ébarbées, nivelées par un criminel sécateur, dans une confusion inharmonique, dans une sorte de tissage mécanique et odieux. Elles ne sont plus tolérées dans les jardins qu’à la condition de dire la suprême sottise du jardinier, d’étaler par des chiffres et par des noms la richesse et la vanité du propriétaire. Les hommes exigent qu’elles descendent jusqu’à leur snobisme, jusqu’à leur vulgarité. Rien n’est triste comme des fleurs asservies.
Les fleurs que j’aime sont les fleurs de nos prairies, de nos forêts, de nos montagnes. Je vais demander à l’Amérique septentrionale la miraculeuse beauté de ses composées, la majesté de ses hélianthes et de ses sylphiums. Au Japon, je cherche l’obscène candeur de ses lis, l’exubérante et fastueuse joie de ses pivoines, la verve folle de ses ipomées. L’Orient m’apporte toute la diversité innumérable de ses bulbes, l’extraordinaire chiffonnage de ses pavots, de ses anémones, de ses renoncules. Et que dire de la Suisse, où de chaque pente de rocher sort une merveille de vie végétale, où le caillou est hospitalier à la peitie graine qui se confie à lui, où la neige couve et prépare les ardentes soirées printanières? Quel plaisir (...) de rassembler, en un jardin, tous ces êtres de miracle et de leur donner la terre qu’ils aiment, l’air dont se vivifient leurs délicats organes, l’abri dont ils ont besoin, et de les laisser se développer librement, s’épanouir selon leur fantaisie admirable et dans la norme de leur bonté ; car les fleurs sont bonnes et généreuses pour qui sait les chérir. » (Mirbeau, Le Concombre fugitif, Arléa, 1992, pp. 9-10. C’est à Alphonse Allais, qui proposait d’installer la ville à la campagne, que Mirbeau a dédié la fiction du Concombre fugitif, où il met en scène un jardinier extravagant.)

Laisser aux plantes leur liberté signifie un retour à l’état sauvage comme à un paradis perdu. Dans le roman L’Abbé Jules, Mirbeau imagine une éducation qui consiste à faire de l’exercice au sein d’une nature intacte : “les jardins, depuis longtemps incultes, étaient pleins d’oiseaux que l’homme n’effarouchait plus. L’herbe, les fleurs sauvages s’y multipliaient, folles, ivres de leur parfums, couvrant les plates bandes de fantaisies edéniques .” (Mirbeau, L’Abbé Jules,(1888), Albin Michel, 1988, p. 22O)

Mirbeau préfère le chatoiement des couleurs aux mosaïques apprêtées, le vertical à l’horizontal - haïssant les parterres jouant un rôle abject de tapis, il apprécie la vue dégagée du ciel, les jardins en terrasse, les à-pics, comme dans cette description, en hommage à Van Gogh :
“Tu l’aimeras, ce pic; c’est plein de fleurs admirables; des épilobes avec leurs lampes flexibles, des doronicums, des inulas, et sur les murs, les vieux murs croulants, des retombées, des cascades, des cataractes de joubarbe. Nous emporterons de la graine de soleil, et nous la sémerons tout le long du terrain... Vois-tu cela, ces grandes fleurs effarées, en plein dans le ciel?”(O. Mirbeau, Dans le ciel, p.125)

Son goût pour l’onomastique florale situe les descriptions de Mirbeau quelque part entre une précision botanique, qui va jusqu’à la manie érudite, et une préciosité symboliste, dont il tourne en dérision l’affectation.

Dans Le Jardin des supplices, il reprend sa critique des jardiniers français :

“ Les Chinois sont des jardiniers incomparables, bien supérieurs à nos grossiers horticulteurs qui ne pensent qu’à détruire la beauté des plantes par d’irrespectueuses pratiques et de criminelles hybridations. Ceux-là sont de véritables malfaiteurs et je ne puis concevoir qu’on n’ait pas encore, au nom de la vie universelle, édicté des lois pénales très sévères contre eux.(...) Outre qu’ils ont poussé l’infamie jusqu’à déformer la grâce émouvante et si jolie des fleurs simples, nos jardiniers ont osé cette plaisanterie dégradante de donner à la fragilité des roses, au rayonnement stellaire des clématites, à la gloire firmamentale des delphiniums, au mystère héraldique des iris, à la pudeur des violettes, des noms de vieux généraux et de politiciens déshonorés. Il n’est point rare de rencontrer dans nos parterres un iris, par exemple, baptisé Général Archinard !...(...) A quelles aberrations, à quelles déchéances intellectuelles peuvent bien correspondre de pareils blasphèmes et de tels attentats à la divinité des choses? S’il était possible qu’un être assez dépourvu d’âme éprouvât de la haine pour les fleurs, les jardiniers européens et, en particulier, les jardiniers français eussent justifié ce paradoxe incomparablement sacrilège!...” (Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, (1899), Folio-Gallimard, 1991, pp. 182-3)

Le jardin chinois

Le jardin chinois définit l’archétype d’un jardin idéal, où Mirbeau admet que la “nature” doit être le produit d’un art suprême :

“Arbres, arbustes, massifs, plantes isolées ou groupées, il semblait tout d’abord qu’ils eussent poussé là au hasard du germe, sans méthode, sans culture, sans autre volonté que la nature, sans autre caprice que la vie. Erreur. L’emplacement de chaque végétal avait été, au contraire laborieusement étudié et choisi soit pour que les couleurs et les formes se complétassent, se fissent mieux valoir l’une par l’autre, soit pour ménager des plans, des fuites aériennes, des perspectives florales et multiplier les sensations en combinant les décors. La plus humble des fleurs, de même que l’arbre le plus géant, concourait, par sa position même, à une harmonie inflexible, à un ensemble d’art, dont l’effet était d’autant plus émouvant qu’il ne sentait ni le travail géométrique ni l’effort décoratif. “ (Op. cit., p.195)

Cet idéal du jardin chinois s’est diffusé au XVIII ème siècle en Occident. Le peintre jésuite Jean-Denis Attiret (“Toutes les montagnes et les collines sont couvertes d’arbres, surtout d’arbres à fleurs, qui sont ici très communs. C’est un vrai paradis terrestre. Les canaux ne sont point comme chez nous bordés de pierre de taille tirées au cordeau, mais tout rustiquement avec des morceaux de roche, dont les uns avancent, les autres reculent, et qui sont posés avec tant d’art qu’on dirait que c’est l’ouvrage de la nature. Tantôt le canal est large, tantôt il est étroit; ici il serpente, là il fait des coudes, comme si réellement il était poussé par les collines et par les rochers. Les bords sont semés de fleurs qui sortent des rocailles et qui paraissent y être l’ouvrage de la nature; chaque saison a les siennes.” Attiret, Lettre du 1er novembre 1743, citée dans Le Voyage en Chine, Anthologie des voyageurs occidentaux, Laffont, 1992, p.224) a décrit le jardin de la Cour impériale comme un “paradis terrestre”, fait avec tant d’art “qu’on dirait qu’il est l’ouvrage de la nature”. Dans sa description des jardins chinois, William Chambers insiste sur le goût des Chinois pour les scènes d’horreur :

“ Comme les Chinois n’aiment pas la promenade, l’on trouve rarement chez eux les avenues ou les allées spacieuses des jardins de l’Europe. Tout le terrain est distribué en une variété de scènes; et des passages tournants ouverts au milieu des bosquets vous font arriver aux différents points de vue, dont chacun est indiqué par un siège, par un édifice ou par quelqu’autre objet... Leurs artistes distinguent trois différentes espèces de scènes, auxquelles ils donnent le nom de riantes, d’horribles et d’enchantées (...).
Les scènes d’horreur présentent des rocs suspendus, des cavernes obscures et d’impétueuses cataractes qui se précipitent de tous côtés du haut des montagnes. Les arbres sont difformes et semblent brisés par la violence des tempêtes. Ici l’on en voit de renversés qui interceptent le cours des torrents et paraissent avoir été emportés par la fureur des eaux. Là, ils semble que frappés de la foudre ils ont été brûlés et fendus en pièces. ” (William Chambers, Traité des édifices, meubles, habits, machines et ustensiles des Chinois (1757), in Le Voyage en Chine, Anthologie des voyageurs occidentaux, Laffont, 1992, p. 347)

Mais à la mise en scène de la fureur de la nature s’ajoute dans ces jardins, selon Chambers, la reconstitution de sites terribles : “des gibets, des croix, des roues et tout l’appareil de la torture (...) des temples dédiés à la vengeance et à la mort, des cavernes profondes dans les rochers.” (Michel Delon, Préface au Jardin des supplices, p.21) Chambers s’en est inspiré pour les jardins de Kiew, dont Mirbeau fait le modèle de son Jardin des supplices :

“Le Jardin des supplices occupe au centre de la prison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs (...) que couvre un épais revêtement d’arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. Il fut créé au milieu du siècle dernier par Li-Pé-Hang, surintendant des jardins impériaux, le plus savant botaniste qu’ait eu la Chine. (...) Les admirables jardins de Kiew - les seuls qui nous contentent en Europe - lui doivent beaucoup, au point de vue technique, et aussi au point de vue de l’ornementation florale et de l’architecture paysagiste. Mais ils sont loin de la beauté pure des jardins chinois. Selon les dires de Clara, il leur manque cette attraction de haut goût qu’on y ait mêlé les supplices à l’architecture, le sang au fleurs.” (Le Jardin des supplices,p. 180)
La beauté, selon ce “haut goût”, ou goût relevé, provient de la vue du sang des supplices qui pimentent l’agrément des jardins par l’attraction de l’horreur.
La vogue des jardins chinois en Europe est donc d’origine anglaise, et Clara, qui attire le narrateur du roman de Mirbeau en Chine, est une Anglaise. Quant à l’adjectif “chinois”, il qualifie immanquablement, à cette époque, aussi bien un jardin qu’un supplice. Le Jardin des supplices de Mirbeau construit un archétype en réunissant ces deux clichés.

“Pourquoi ce jardin est-il localisé en Chine et surtout pourquoi, afin de symboliser ”ce grand abattoir qu’est l’Humanité” recourir à un jardin ?” s’interroge Lionello Puppi. (Lionello Puppi, Nelle derive crepuscolari del Barocco : il Giardino dei supplizi, in Il Giardino delle Muse, Arti e artifice nel barocco europeo, 1995, Edifir, p.153) “ Pour Mirbeau et son milieu intellectuel, le jardin, par antonomase, est chinois. Et par ailleurs, pour l’imaginaire européen, la Chine est, avec l’insistance obsédante des photographies publiées à la fin du siècle dans la presse, le lieu mythique de l’exécution légale des tortures les plus sophistiquées et les plus épouvantables.” (Le récit de Mirbeau a fait l’objet d’une mise en garde de la part d’un voyageur qui a témoigné des supplices existants en Chine : “Il ne faudrait pas se faire une idée de la pénalité de l’Empire du Milieu en prenant comme guide en la matière Le Jardin des supplices de Mirbeau. Avec une prodigieuse fécondité, l’artiste a su broder sur une maigre trame de réalité les fantaisies les plus extraordinaires, à la fois horribles et attrayantes, en des pages mirifiques où le plus pur et le plus délicat lyrisme se mêle au plus affreux et brutal réalisme. Ces fleurs exhalent leurs parfums quintessenciés en des jardins de rêve au milieu duquel une imagination délirante de fantaisie - et un tantinet névrosée - nous fait assister aux plus effroyables raffinements de la cruauté." Docteur J.-J. Matigon, Dix ans au pays du Dragon, 1910, Maloine)

Mais le jardin de Kew, ou Kiew, n’a pas seulement servi de modèle en France à la fiction de Mirbeau; la même année, à la suite d’une mission d’étude au Jardin d’essai de Kew en Angleterre, le plus réputé d’Europe, a été créé par un décret du Ministère des Colonies en date du 28 Janvier 1899 le Jardin Colonial de Nogent, dont le but était d’initier les ingénieurs à l’étude des plantes qu’ils pourraient rencontrer dans leur voyages. (Levé, Jardin d’Essai Colonial, Ministère des Colonies, Paris, 1899, cité dans Jardins Fantastiques, Editions du Moniteur, 1982, p. 51) Ce projet a été réalisé en 1902.

Le sinologue Craig Clunas considère que la représentation occidentale des jardins chinois doit être reliée à l’idée qu’on se fait de la “nature”. Ils ont d’abord été appréciés comme des lieux où l’artifice donnait l’illusion d’un “naturel”, mais à cette célébration esthétique a succédé la condamnation de pratiques qui transforment radicalement la nature en produisant “des arbres nains, des fleurs doubles, des unions monstrueuses.” Le discours insiste alors sur leur perversité : “ Le Chinois combat dans la nature tout ce qu’elle a de beau, et il rend faible et malsain ce qui a été créé vigoureux et robuste.” (Chinese Method of Dwarfing Trees, Gardener’s Chronicle, 21 november 1846, cité par Craig Clunas, Nature and Ideology in Western Descriptions of the Chinese Garden, Extreme Orient/ Extrême Occident, n° 20, L’Art des Jardins dans les Pays sinisés, P U V, 2000, p. 157)
Les manières de tailler des arbres sont décrites comme si le jardinier était un tourmenteur, torturant inlassablement une malheureuse plante. Dans Le Jardin des supplices, la torture cesse d’être seulement une métaphore : le bourreau chinois disserte sur la beauté de l’art des supplices, qu’il met un parallèle avec l’art du jardinage. Et Mirbeau, combinant aux supplices la taille des plantes, les transpose dans la fable des “hamadryades” : enfermées dans des arbres comme dans des cages, des femmes y subissent d’affreuses tortures. (Le Jardin des supplices, p.243)


Un paradis de la pulsion scopique


Oeuvre étrange, que Michel Delon a qualifiée de “composé de catalogue Vilmorin et de rapport d’Amnesty International, noces forcées de l’esthétique et du militantisme” (Michel Delon, Préface au Jardin des supplices, p.36), Le Jardin des supplices est tout à la fois le bréviaire d’un amateur de curiosités botaniques et un traité de l’art des supplices.
Avant le récit de la visite du Jardin des supplices, Mirbeau fait d’abord la description du jardin chinois de la maison de Clara :

“Nous étions dans le jardin, sous le kiosque doré, où des glycines retombaient en grappes bleues, en grappe blanches ... d’étincelants scarabées bourdonnaient dans les feuilles, des cétoines vibraient et mouraient au coeur pâmé des roses, et par la porte ouverte, du côté du nord, nous voyions se lever d’un bassin autour duquel dormaient des cigognes, dans une ombre molle et toute mauve, les longues tiges des iris jaunes flammés de pourpre.” (Le Jardin des supplices, p. 180)

L’acclimatation de plantes variées mêle à des specimens d’espèces végétales des animaux qui sont appréciés pour leurs qualités décoratives : panthères, grues, toucans, canards. Ce jardin chinois témoigne d’un goût pour l’étrange, le monstrueux. On voit de” fleurs étranges”, de ”monstrueuses végétations”. Mais cette description ne fait que préparer à la visite d’un bagne que Mirbeau décrit comme un zoo humain où coexistent les pires des monstruosités. Le Jardin des supplices est un lieu d’exposition de tortures tout en étant, en même temps, un jardin planté de fleurs, que Mirbeau énumère longuement avec passion :

“Acers roses frottés d’argent pâle, d’or vif, de bronze et de cuivre rouge; mahonias dont les feuilles de cuir mordoré ont la largeur des palmes du cocotier; éleagnus qui semblent avoir été enduits de laques polychromes; pyrus, poudrés de mica ; lauriers sur lesquels miroitent et papillotent les milles facettes d’un cristal irisé; caladiums dont les nervures de vieil or sertissent des soies brodées et des dentelles roses; thuyas bleus, mauves argentés, panachés de jaunes malades, d’oranges vénéneux, tamarix blonds, tamarix verts, tamarix rouges dont les branches ondulent dans l’air pareilles à de menues algues dans la mer; cotonniers dont les houppes s’envolent et voyagent sans cesse à travers l’athmosphère; salix et l’essaim joyeux de leur graines ailées; clérodendrons étalant ainsi que des parasols leurs larges ombrelles incarnadines...” (Ibid., p. 201)

Les pages de description de plantes et de fleurs se succèdent d’une manière obsédante. Mirbeau précise que ce magnifique jardin prospère parce qu’il se nourrit du sang des suppliciés. (“ Son extraordinaire force de végétation s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers, du sang des supplicés, de tous les débris organiques que dépose la foule et qui (...) forment un puissant compost dont les plantes sont voraces et qui les rend vigoureuses.” Le Jardin des supplices, p. 181.) Il est situé dans l’enceinte d’un bagne où les supplices attirent un public auquel il offre un délassement et un apaisement nécessaire après la vision horrifiante des supplices, de même que le parfum de ses fleurs repose de l’odeur répugnante des charognes. Mais on y trouve aussi de “bizarres végétaux” et des fleurs horrifiantes :

“C’étaient, sur de hautes tiges squamifères et tachées de noir comme des peaux de serpent, d’énormes spathes, sortes de cornets évasés d’un violet foncé de pourriture à l’intérieur, à l’extérieur d’un jaune verdâtre de décomposition, et semblables à des thorax ouverts de bêtes mortes... Du fond de ces cornets, sortaient de longs spadices sanguinolents, imitant la forme de monstrueux phallus... Attirés par l’odeur de cadavre que ces plantes exhalaient, des mouches volaient autour par essaims serrés (...) Et le long des tiges, les feuilles digitées se crispaient, se tordaient, telles des mains de suppliciés.” (Ibid., p. 224)

Ce jardin célèbre une esthétique impressionniste, où, au fur et à mesure que les impressions ressenties se confondent, les spectacles des supplices viennent se superposer aux fleurs : au début de la visite du bagne, les têtes de condamnés, enfermées dans des carcans, ressemblent à “d’effrayantes, de vivantes têtes de décapités posées sur des tables”; et plus tard, dans le jardin,” les nymphées et les nelubiums étalaient sur l’eau dorée leur grosses fleurs épanouies qui me firent l’effet de têtes coupées flottantes.” (Ibid., p. 244) Dans cette vision où explose la violence de l’obsession des nymphéas, on peut noter la profonde analogie entre les descriptions du Jardin des supplices et celles que Mirbeau avait faites du jardin de Monet à Giverny.
Dans ce lieu où les objets de la fascination scopique sont à la fois des fleurs ou des victimes torturées s’exprime, selon Emily Apter (Emily Apter, The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau, October, 1988, n°47), une vision hystérique proche du délire hallucinatoire. Les scènes de torture se succèdent comme dans un cabinet de curiosités ou un musée des horreurs. Et, à l’époque des présentations cliniques de Charcot, le personnage de Clara est décrite comme une hystérique-type, dont les crises sont relatées avec précision. Charcot remarque que, “pendant la phase heureuse, les patients croient être transportés dans un magnifique jardin, une sorte d’Eden où les fleurs sont rouges et les habitants vêtus de rouge.” (Charcot, Les Démoniaques dans l’art, Macula, 1984, p.94)
Au centre du Jardin des supplices, “d’immenses fleurs rouges, d’immenses fleurs pourprées, des pivoines couleur de sang” (Le Jardin des supplices p.221) côtoient des fleurs éclaboussées de sang : “du sang étoilait de rouge la blancheur des jasmins, marbrait le rose coralin des chèvrefeuilles, le mauve des passiflores” (Op. cit., p. 226).
Après la visite, durant une crise d’hystérie, Clara “ramasse tous les souvenirs et toutes les images de cette journée d’horreur pour en offrir un bouquet de fleurs rouges à son sexe.” (Op. cit., p. 246) Les supplices de ce jardin sont les projections d’un paysage mental tourmenté, celui d’une femme qui roule “les fleurs monstrueuses de son désir ... vers le goufre de son âme”.

Mais Le Jardin des supplices ne doit pas seulement être considéré comme l’expression d’une névrose fin de siècle; il s’agit d’abord, pour Mirbeau, d’un texte polémique contre la rage antisémite qui saisit la société française pendant l’Affaire Dreyfus et aussi contre la politique coloniale des Européens. En situant en Chine “l’éternelle souffrance humaine”, il transforme ce jardin exotique en un symbole de la cruauté de l’univers :

“ L’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices...Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie...(...) Ce que j’ai vu aujourd’hui, ce que j’ai entendu, existe et crie et hurle au delà de ce jardin, qui n’est plus pour moi qu’un symbole, sur toute la terre.” (Op. cit., p. 248)

L’imaginaire du jardin associe l’esthétique impressioniste des fleurs et une conception symboliste, semblable à celle que Maurice Maeterkink théorise dans L’Intelligence des fleurs (1917) :

“ Ce monde végétal qui nous paraît si paisible, si résigné, où tout semble acceptation, silence, obéissance, recueillement, est au contraire celui où la révolte contre la destinée est la plus véhémente et la plus obstinée.” (Maurice Maeterlink, L’Intelligence des fleurs, Fasquelle, 1917, p.3)

Une construction hétérotopique

La fonction d’allégorie du Jardin des supplices ne se réduit pas au contraste apparent des visions infernales et de la splendeur végétale qui les environne. Ce jardin n’est peut-être qu’un symbole, mais il faut comprendre que l’ensemble du récit de Mirbeau est symbolique moins par l’inexorable théâtre des cruautés qui s’y manifestent que par le disparate d’une forme qui le rend énigmatique. La narration procède, en effet, à une accumulation d’espaces qui se succèdent comme dans un “infernal diorama”, et finissent par se mélanger pour composer un collage hétéroclite.
Le Jardin des supplices juxtapose des espaces autres, dont la signification n’apparaît que si on les comprend en référence au concept d’hétérotopie qui a été proposé par Michel Foucault - selon un terme qui déplace sur le plan des lieux et formes l’hétérologie qui définissait, pour Georges Bataille, les objets et les matières relevant d’un “bas matérialisme”.

“L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces - plusieurs emplacements qui sont en eux-même incompatibles. L’exemple le plus ancien de ces hétérotopies en forme d’emplacements contradictoires, c’est peut-être le jardin.” (Michel Foucault, Des espaces autres, conférence au Cercle d’étude architectural (1967), Dits et Ecrits, t. IV, Gallimard, 1994, p. 758)

Parce qu’il en est la forme la plus ancienne, l’espace du jardin fournit le modèle le plus abouti des différentes formes d’expositions qui se succédent au gré d’une narration qu’on a qualifiée de composite, voire de monstrueuse. Le Jardin des supplices arrive au terme d’un parcours qui n’a rien d’erratique.
Dans le frontispice du roman, Mirbeau décrit une fête foraine comme un espace d’attractions cruelles. Le narrateur part ensuite “en mission” : il s’embarque pour un voyage maritime qui le conduira en Chine. Foucault considère que l’espace clos d’un navire représente “l’hétérotopie par excellence” :
“ le bateau, de port en port, de bordée en bordée, de maison close en maison close, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins.” (Ibid., p.762)
Quand on parvient enfin, au terme de ce voyage, au bagne chinois, la visite du Jardin des supplices permet de décrire un espace qui mélange différents lieux d’exclusion et d’enfermement. Il tient à la fois du bagne, du parc zoologique et de la maison close. Mirbeau juxtapose un authentique jardin, un lieu clos planté de fleurs, à l’endroit même où se déploie théâtralement ce que Foucault nomme une “hétérotopie de déviation” : une prison et un lieu de torture. Surveiller et punir mentionne un projet qui, au XVIIIème siècle, concevait “les lieux de châtiment comme un Jardin des Lois que les familles visiteraient le dimanche.” (Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p.113)
Mais Le Jardin des supplices n’expose pas une utopie didactique qui tirerait parti de l’exemplarité des peines, comme dans un Jardin des lois, il la détourne, la pervertit en inventant, à la manière de Sade, une série de fantasmes érotiques et cruels. Avec la cruauté des supplices de ce jardin, mêlant Sade avec Darwin, Mirbeau expose une nouvelle conception de la nature, inséparable de la cruauté. Le bourreau chinois ne vante pas seulement le raffinement d’un art dont les supplices seraient les chefs-d’oeuvre, il fait l’apologie des fleurs cultivées dans le jardin en disant qu’elles “obéissent à la loi unique de la Vie, qui est l’Amour.” (Op. cit., p. 214)
Les fleurs font l’amour; elles ne sont rien d’autre que des sexes. Mais l’Amour, l’abondance et la frénésie d’une nature en rut, procède de l’inéluctabilité d’un devenir qui entraîne à la Mort. Et la loi de la Vie, telle qu’elle se dégage de la contemplation de la nature, est une énergie qui pousse l’homme au meurtre :
“La Vie aime la mort, elle a besoin de la mort comme la terre du fumier, puisque c’est de la Mort qu’elle tire chaque jour à toute heure son renouveau de jeunesse et ses énergies de fécondité.” (L’Echo de Paris, 24 octobre 1893)

L’exubérance de la nature qui séduit dans ce jardin est horrifiante parce qu’elle est à l’image de la puissance dominatrice de la Vie, dont la loi asservit les hommes en les enchaînant au plaisir comme des forcenés par le sexe et par la cruauté. La sévérité inflexible des châtiments et la rigueur de la justice ne sont qu’un alibi au nom duquel s’exerce la cruauté inexorable de cette loi unique dont les plus raffinées des tortures restent l’émanation.
Le Jardin des supplices n’est pas seulement une dérive exotique imaginée afin de mettre à distance l’imaginaire colonial, c’est une construction hétérotopique qui décline une série d’espaces autres - de lieux qui forment les étapes successives d’une méditation anthropologique désenchantée.
La beauté sidérante du jardin et son esthétique raffinée parodient le Paradis, l’archétype religieux du jardin d’Eden, mais surtout le jardin que Voltaire prescrivait de cultiver à la fin de Candide. Situé en Orient, loin de la France, ce jardin représente pour Voltaire le principe de réalité auquel conduit, sans sombrer dans un pessimisme misanthrope, sa critique de l’optimisme. L’espace d’un jardin qu’il faut cultiver en commun représente à la fois un havre de paix et le terrain d’exercice d’une activité heureuse, susceptible de concilier travail et loisir. Il offre l’occasion rêvée de créer l’harmonie civile vers laquelle toute culture s’efforce de tendre comme vers un idéal, en englobant dans un espace utopique le domaine de la nature et celui de la liberté. Car la culture, dans tous les sens du terme, permet de construire une sociabilité pacifiée où une raison bien comprise ne se séparerait plus du sentiment. Une société conviviale peut trouver son lieu de prédilection dans un jardin dont l’agrément doit se se plier à l’utilité, et dont la beauté est la promesse d’un bonheur raisonnable, d’un plaisir partagé où la sensibilité peut rejoindre la sensualité.
En considérant, au contraire, qu’il ne faut plus cultiver mais ensauvager nos jardins, Mirbeau exprime le profond désenchantement qui résulte du déclin de l’idée de progrès. Ne représentant ni un paradis perdu, ni une destination idéale, son jardin est l’expression de ce que Freud nommera, plus tard, un malaise dans la culture.
Ce jardin a pour modèle le jardin décrit par Zola dans La Faute de l’Abbé Mouret comme un Eden paradisiaque : le “Paradou”, la liberté d’un jardin clos qui est revenu à l’état sauvage, manifeste la puissance sensuelle et violente de la vie :

“Le grand jardin vivait avec une extravagance de bête heureuse, lâchée au bout du monde, loin de tout, libre de tout.” (Emile Zola, La Faute de l’Abbé Mouret, Oeuvres Complètes t. 3, Seuil, p.73)

Mais cette liberté absolue, extrême et sauvage est inévitablement cruelle. Car si ce jardin n’est plus, pour Zola, le lieu de la faute, il en est la cause : “c’était le jardin qui avait voulu la faute.” (Ibid.)

Espace contradictoire, le Jardin des supplices est simultanément un Enfer et un Paradis - mais un Paradis sans innocence et un Enfer où les supplices ne visent pas à l’expiation d’une culpabilité. On y contemple la puissance de la nature, mais c’est le lieu d’un travail acharné, d’une activité incessante. La lutte constante pour la beauté qui s’y déploie reproduit la lutte pour la vie. L’acharnement des jardiniers est comparable à celui des bourreaux; il reste soumis à la dictature d’une nature cruelle dont la puissance est insurmontable. L’hétérotopie d’un Jardin des supplices fournit donc à Mirbeau la représentation allégorique d’une société violente, guerrière, tout en exprimant, en même temps, la violence d’une nature qui aurait l’innocente cruauté d’une bête sauvage. C’est le territoire d’expansion d’une violence autorisant le déchaînement des instincts où s’efface la responsabilité du mal. Mirbeau évoque le devenir animal et végétal qui entraîne l’homme dans une régression vertigineuse, horrifiante et fascinante :

“Et c’est l’homme-individu, et c’est l’homme-foule, et c’est la bête, la plante, l’élément, toute la nature enfin qui, poussée par les forces cosmiques de l’amour, se rue au meurtre” (Le Jardin des supplices, p. 250)

Ce constat revêt une portée universelle. N’importe quel jardin peut désormais figurer la puissance d’une nature cruelle unissant la sexualité à la mort. Mirbeau n’éprouvera plus le besoin de l’éloigner dans un lieu exotique, de le situer en Chine : dans Le Journal d’une femme de chambre, qu’il publie un an après Le Jardin des supplices, Célestine se sent attirée de manière incompréhensible par le jardinier, Joseph, bien qu’il ait violé et tué une petite fille - à moins que ce ne soit pour cela qu’il l’attire.

Dans ses demeures comme dans ses livres, les plaisirs des “jardins de la vie” prennent toujours pour Octave Mirbeau, une odeur de mort. Et on comprend pourquoi les visions edéniques d’un jardin de rêve s’émaillent pour lui de visions de cauchemar : transfigurées à travers des fantasmes érotiques où la volupté se transforme en une torture ( comme dans une mise à mort où la masturbation devient une souffrance insupportable ) les délices d’un jardin d’Eden ne peuvent s’opposer aux pires des maux. La topologie imaginaire opposant Enfer et Paradis est subvertie. Roger Caillois considère que Le Jardin des supplices de Mirbeau, “paru dans la dernière année du XIX° siècle”, est “un signe avant-coureur” d’une métamorphose de l’Enfer au XX° siècle. (Roger Caillois, Métamorphoses de l’Enfer, in Obliques, Gallimard, 1987, p. 228) Le Paradis et l’Enfer se retrouvant désormais ensemble ici-bas peuvent se rencontrer et se mélanger inextricablement au sein de l’hétérotopie d’un jardin, lieu indifférencié où se déploie la vie humaine, par delà le bien et le mal, le beau et le laid. S’inspirant d’une philosophie matérialiste de la nature, on retrouve cette vision de la vie chez Anatole France dans Le Jardin d’Epicure (1895) :

“Quand on dit que la vie est bonne et quand on dit qu’elle est mauvaise, on dit une chose qui n’a point de sens (...) La vérité est que la vie est délicieuse, horrible, charmante, affreuse, douce, amère, et qu’elle est tout.” (Anatole France, Le Jardin d’Epicure, Oeuvres complètes, Calmann-Lévy, 1927, p.434)

La totalité confondante et exaspérante de la vie est symbolisée par la réunion de lieux incompatibles dans la fiction insupportable, mais séduisante, d’un jardin où la beauté resplendissante des fleurs complète l’horreur sidérante des supplices. Ce jardin imaginaire est le lieu où se conjuguent le plaisir et la souffrance dans le but de former une image authentique de la réalité humaine. Après l’apparition du bassin aux nymphéas de Giverny au sein d’un Jardin des supplices, la même image symbolise, pour Henry Miller, l’intégration de l’obscène, du sexe et de la violence, à la réalité :

“ Quand l’obscène est reconnu et accepté, comme fiction de l’imagination ou part intégrale de la réalité humaine, il n’inspire pas plus de crainte ou de répulsion qu’on n’en peut imputer au lotus en fleur qui plonge ses racines dans la boue qui le porte.” (Henry Miller, L’obscénité et la loi de réflexion, Losfeld, 1971, p.42 )


 
  Directeur éditorial: Jérôme Bourgon / IAO: Institut d'Asie Orientale
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