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[184]« Les princes Mongols demandent que le nommé Fou-Tchou-Li, coupable de meurtre Sur la personne du prince Ao-Han-Ouan, soit brûlé vivant, mais l'empereur trouve ce supplice trop cruel et condamne Fou-Tchou-Li à la mort lente par le découpage en morceaux. Respect à ceci »
Le Cheng-Pao du 25 mars 1905 publiait ce décret impérial qui fut exécuté le 10 avril suivant, à dix heures du matin. Aussi ce jour, dès la première heure, la place du Ta-Tché-Ko était-elle plus encombrée que jamais, et la foule immense qu'aucune barrière ne retenait, davantage bâtonnée…
Au centre de la place, attaché à un poteau, se dressait nu, debout, le supplicié. C'était un homme superbe, dans la plénitude de ses vingt-cinq ans. Il avait poignardé par vengeance le prince Mongol, son maître, lequel lui avait pris sa femme, ce qu'il eût pu considérer comme un honneur profitable et respectable dans ce pays où l'on ignore notre actuelle pudeur.
[185] Pour ce crime, les princes voulaient le brûler vivant, supplice le plus redouté et produisant le plus grand effet sur le peuple assemblé, car la façon de faire des Chinois est toute particulière.
Ils attachent le condamné à un poteau où il reste exposé nu, toute la journée, et. quand les ténèbres sont arrivées, ils lui entonnent dans la bouche deux litres de pétrole et lui enfoncent une longue mèche pénétrant jusque dans l'estomac.
Le feu est alors mis à la mèche; le pétrole s'enflamme et le supplicié, crachant. une immense gerbe de feu, explose devant la populace affolée, domptée…
Heureusement pour Fou-Tchou-Li, Koang-Sou, d'un trait délicat, de son pinceau indolent, l'avait préservé de cet horrible supplice, et il était là, fixé à son poteau, immobile et muet, tandis que M. de Pékin, à deux pas de lui, contemplait ses couteaux d'un air digne, où perçait une secrète allégresse du beau travail à exécuter…
La foule innombrable contemplait d'un œil indifférent ce beau corps d'ivoire dont l'harmonie des formes sculpturales était vouée la boucherie infâme… Là encore de vieux Célestes [186] nombreux avaient convié à la lugubre cérémonie leur oiseau chéri qu'ils caressaient, en dévisageant placidement le condamné, évoquant à mes yeux l'image du Divin Crucifié entouré de ses bourreaux hostiles et de la foule juive, par l'esclavage abêtie…
Mais un mandarinot, plumé de paon, accourt porter l'ordre de commencer…
M. de Pékin, impassible, s'avance un couteau à la main. Le supplicié suit des yeux l'acier qui entame son sein gauche… II se crispe sous la douleur, ouvre la bouche, n'a pas le temps de crier, car d'un coup brusque, le bourreau vient de lui couper la trachée artère… Fou-Tchou-Li est un pauvre diable s'il eût pu payer l'exécuteur, la lame lui eût traversé le cœur.
La chose a été faite si dextrement que personne ne s'est aperçu du brusque plongeon du couteau et à l'emplacement du sein tranché, apparaît maintenant une large plaie, d'où s'échappe le sang à chaque artériel battement.
Le supplicié se crispe sur son poteau, avec des allures plus frappantes de Christ crucifié, sans pouvoir crier ainsi que l'exigent les rites respectés.
C'est alors le sein droit enlevé en un tour de [187] main. Les aides présentent un nouveau couteau l'exécuteur, d'une main sûre, tranche les biceps successivement.
Tandis que se contracte horriblement le malheureux Fou-Tchou-Li, d'un geste ample et rapide, M. de Pékin détache toute la masse musculaire des cuisses qui va rejoindre dans un panier préparé les chairs ensanglantées déjà jetées…
La tête se renverse à ce moment; le coma envahit la face convulsée…
Le coude gauche est aussitôt attaqué : deux aides brisent en tournant, l'avant-bras, et l'immense douleur fait renaître une minute le moribond…
Le bras droit subit le même sort… Le supplicié n'est pas mort; faiblement il tressaille encore! La jambe gauche est découpée, lancée au panier, après que le genou a été désarticulé, brisé…
Fou-Tchou-Li paraît enfin mort ! Aucun muscle de sa tête renversée ne bouge plus.
Soudain survient un incident tragique…
Dans une poussée formidable, la foule semble projetée vers le malheureux exécuté; te bourreau et ses aides sont. acculés au poteau fatal qui est presque renversé avec son tronc mutilé…
[188] M. de Pékin, saisissant. vivement, dans le panier un lambeau de chair ensanglantée, en fouette les visages de la foule épouvantée…
Le recul est tel que vingt spectateurs sont étouffés et l'ordre instantanément rétabli.
L'incident avait été causé par l'effondrement d'une maison, sur le toit de laquelle les curieux trop compacts s'étaient imprudemment entassés.
Dès lors le découpage de la chair morte, insensible, continue sans interruption, avec un calme d'autant plus effrayant qu'a chaque nouvelle mutilation disparaît davantage la forme humaine du cadavre toujours dressé à son bois ruisselant de sang largement épandu.
La jambe droite, la tête et finalement le sexe vont rejoindre au panier infâme les débris monstrueux, festin inespéré destiné aux chiens galeux si nombreux. Le supplice était. terminé; il avait duré juste vingt. minutes !
Le tronc effroyable, tout ce qui subsistait du beau Fou-Tchou-Li aux formes d'ivoire parfaites, restait. attaché au poteau devant. Lequel la plèbe indifférente et, silencieuse défilera len tement tandis que les ignobles bourreaux, entièrement couverts de sang, s'essuieront paisiblement,et se passeront avec bonheur des serviettes [189] chaudes sur le visage: ces brutes inconscientes suaient l'horreur !
Au risque d'être étouffé, j'avais assisté de tout près à cette splendide ignominie, que pourraient peut-être seules faire comprendre à des Barbares cruels les épouvantables passions politiques et religieuses déchaînées…
Mais, pendant qu'à Pékin s'accomplissait cette atrocité, en Mongolie, d'après la loi millénaire, toute la famille du supplicié devait être anéantie. Plus de cent personnes, y compris les parents par alliance, les enfants de quelques jours, même les vieillards infirmes, hommes ou femmes, devaient être décapités et leurs restes sanglants, aux chiens abandonnés. Jusqu'à la génération la plus éloignée, on déterrerait les morts connus, dont on disperserait les ossements… La famille Fou-Tchou-Li serait supprimée de la face du monde !
C'est par ces procédés effrayants que la Chine incroyable règne depuis six mille ans, par le lien obligatoire de la famille récompensée ou châtiée suivant les mérites des siens… Et c'est cette loi cruelle qui lui a presque permis de délier l'eternité à peu près sans armée, presque sans police et sans routes !
Cependant, à Pékin, quinze jours après l’exé- [190] cution de Fou-Tchou-Li, sur les instances expresses des ministres étrangers, un décret impérial abolissait le millénaire supplice du decoupage… C'est-à-dire que l'on ne découperait plus sur les places publiques !
Tseu-Hi avait rédigé ce décret, signé par son impérial neveu, et pourtant elle-même avait pensé jadis faire pareillement supplicier sur le Ta-Tché-Ko le prince Sou-Choun, un des trois régents, ayant osé lui disputer le pouvoir après la mort de Hien-Fong. Peu assise encore dans sa toute récente puissance, elle consulta les Censeurs. Ceux-ci décidèrent le supplice officiellement publié de la mort lente par le découpage en morceaux, pour sauver la Face Lumineuse de l'Impératrice Régente, tout en condamnant effectivement Sou-Choun i la décapitation.
Ce prince fut sublime, car amené devant lebourreau fatal, il secoua négligemment sa somptueuse robe de soie pour en faire tomber les poussières de la route, s'épousseta les mains et le visage afin d'arriver impeccable chez les Ancêtres, et montrer son mépris de la mort et de l'impériale sentence.
Ce peuple est aussi sublime qu'infâme !
Il a pour maxime que pour être digne de vivre, [191] il faut savoir mourir et, quand elle est inévitable, il ne craint pas la mort, ne possédant pas de religion arbitraire, déprimante1… 1. De tous les peuples du monde, les Barbares d’Occident sont les moins braves devant la mort dissolvante ils semblent craindre de monter au Ciel, en lequel ils espèrent !