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Voir le Christ en Chine:
les sources chrétiennes des représentations du lingchi

Maria Pia DI BELLA
(September 24, 2003)

Summary: In my paper, I try to explain the trend of the Chinese supplice representations (particularly the lingchi), that persisted in Europe from the middle of the 19th century to the beginning of the 20th. My hypothesis is that since Christ's Passion conditioned the representations of supplices in Europe, this tradition might have influenced the depictions of Chinese supplices sponsored, mainly, by European travelers in China.
Article published in Paris, by the MSH, in the CD "Proceedings of the 1st Réseau Asie Congress, 2003".



Une partie du programme ‘Supplices chinois’ Approche iconographique, historique et littéraire d’une représentation exotique, dirigé par Jérôme Bourgon, est dédié plus spécialement à l’iconographie de l’exécution par lingchi. Aujourd’hui, je souhaite vous présenter des hypothèses sur lesquelles nous travaillons, dans cette partie du programme, qui ne sont pas, pour l’instant, définitives. Sur l’exécution par lingchi, le recherches de Jérôme Bourgon ont permis de collecter deux types de matériaux iconographiques : le premier fait essentiellement d’aquarelles peintes sur papier de riz entre le XVIII° et le XIX° siècle (See Reference) , et le second de photographies prises à partir de la fin du XIX° siècle (See Reference) . Bien que ces deux types de matériaux soient, tous les deux, axés sur la même exécution, le lingchi, ils n’aboutissent pas aux même résultats, et forcément, pas au même type d’analyse. Avant de vous donner une description complète, tout au moins la plus complète possible, du déroulement de l’exécution par lingchi, je souhaite vous présenter la façon dont quatre voyageurs étrangers parlent de cette exécution et une très brève analyse des toutes premières aquarelles peintes sur papier de riz sur cette même exécution.

En 1838, William Hunter, un américain résident à Canton, observe les préparatifs d’un lingchi, mais non l’exécution même du fait qu’elle n’a finalement pas eu lieu ce jour-là. Il nous parle d’une croix fichée en terre sur laquelle le condamné devait subir son « supplice » (See Reference) p.424).

En 1894, Georges Ernest Morrison, un journaliste australien, lors d’un voyage dans le Yunnan occidental, nous livre « quelques mots » sur le lingchi, qu’il décrit comme étant une exécution où en premier l’on attache le condamné à une « croix grossière ». Ensuite le bourreau, qui se tient devant lui, avec une épée acérée à la main, pratique une incision au-dessus de chacun de ses sourcils et rabat les pans de peau ainsi découpés sur ses yeux ; puis, il fait deux incisions rapides sur sa poitrine, et peut éventuellement lui percer le cœur (See Reference) .

En octobre 1904, Archibald Little, un négociant anglais, a failli assister à Pékin au célèbre lingchi pratiqué sur le mandarin Wang Weiqin, pour le meurtre de douze personnes. Mais il était trop pressé pour s’arrêter, et nous fait savoir dans son ouvrage, grâce à un « Européen » qui avait assisté à l’exécution, qu’au fur et à mesure que le bourreau dépèce la victime, il lance les morceaux de chair à la foule des assistants (See Reference)
En 1879, Isabella Bird, une écossaise, visite le terrain d’exécution de Canton, et nous laisse une description et quelques considérations sur le lingchi : « Lorsqu’un criminel a commis un délit que l’on juge mériter une mort lente, on l’attache à un grossier gibet fait de planches raboteuses, sommairement clouées l’une à l’autre, haut de deux mètres et demi à peine –une sorte de croix- avec des cordes serrées, et on le coupe en morceaux avec des couteaux acérés, à moins que ses amis soient suffisamment riches pour soudoyer le bourreau afin qu’il porte un coup mortel au condamné, lui épargnant ainsi les affres d’une telle exécution » (See Reference) .

Parmi les quatre voyageurs qui ont rapporté ces descriptions du lingchi, Georges Ernest Morrison et Archibald Little -tout comme William Hunter- n’ont jamais assisté à une de ces exécutions, mais les rapportent par ouï-dire. En revanche, celle d’Isabella Bird est peut-être basée sur une observation réelle, mais la voyageuse ne le précise pas.

Ces descriptions à peine esquissées du lingchi, dues au fait que la majorité des voyageurs n’avait pas assisté à ce type d’exécution, ont leur pendant dans les aquarelles peintes sur papier de riz. Nous savons, grâce aussi au capitaine Auguste Montfort qui nous présente en détail l’atelier de Lam-Ko-ï qu’il a fréquenté à Canton en 1846, à quel point les Occidentaux étaient friands de ces aquarelles qu’ils ramenaient avec eux de Chine pour décorer leurs salons ( (See Reference) pp. 762-6) ou bien pour les vendre sur le marché européen, et ce dès le milieu du XVIII° siècle. Si les demandes de copies d’originaux occidentaux étaient fortes, les « scènes de vie chinoise » trouvent preneurs rapidement. A ces scènes anodines de la vie quotidienne viennent s’ajouter des scènes représentant la justice chinoise. Et deux semblent être les moments forts de cette justice que l’on souhaite montrer en Occident : celui de l’exécution par décapitation et par lingchi.

Les aquarelles sur papier de riz qui concernent la décapitation me semblent d’emblée plus réalistes de celles du lingchi –aujourd’hui, faute de temps, je laisserai tomber cette question. En revanche, celles relatant le lingchi me semblent aussi loin de la réalité que les descriptions de nos voyageurs. Les toutes premières aquarelles peintes sur cette peine ont un aspect hiératique, renvoyant le spectateur à une image de ce qui devrait être un lingchi. Dans ces aquarelles, nous nous trouvons quasiment toujours devant le premier instant du démembrement, quand le bourreau fait sa première incision dans le corps du condamné à mort, à hauteur de son thorax dénudé ou semi-dénudé, et quelques gouttelettes de sang jaillissent de sa chair (voir l’album Billings (See Reference) , l’album Draper (See Reference) , et l’album Stuart). Mais ce qui est important pour notre discussion est que le condamné, pour laisser travailler le bourreau, est obligé d’écarter ses deux bras grands ouverts devant le poteau où il est attaché, donnant ainsi l’impression d’être sur une croix. C’est l’image de la croix que les clients étrangers souhaitaient voir représenter dans les aquarelles chinoises en papier de riz, tout comme les voyageurs qui avaient souligné sa présence chaque fois qu’ils avaient abordé le sujet en question dans leurs ouvrages (See Reference) .

*

Cette image de la croix –ou cette figura comme l’a appelée Erich Auerbach dans son œuvre magistrale- symbolisait pour tout chrétien Jésus-Christ (See Reference) . Voyons de plus près ce que le terme figura recoupe selon Auerbach, en nous appuyons sur son livre intitulé Figura (1944) :

A l’origine et jusqu’au I° siècle avant notre ère, figura signifie « forme plastique ». Avec Lucrèce, figura subit une importante transition qui l’amène de la « forme » à son « imitation » et du « modèle » à sa « copie ». Ainsi, tous ces sens de « modèle », « copie », « semblant » et « image onirique » se fixent à celui de figura. Dans le monde chrétien, la signification de figura s’affirme d’abord chez Tertullien, chez qui elle est quelque chose de réel et d’historique qui représente et qui annonce autre chose de tout aussi réel et historique ; de ce fait, elle devient « préfiguration » et « accomplissement ». A partir du IV° siècle, le terme figura et la pratique interprétative qui lui est associée parviennent à leur plein épanouissement chez presque tous les auteurs de l’Eglise latine ; l’Ancien Testament devient une pure prophétie en acte, peuplée de prophéties figuratives ou de figures prophétiques ; et la thèse suivant laquelle l’Ancien Testament est, à la fois dans sa totalité et dans ses circonstances essentielles, une préfiguration concrète et historique de l’Evangile, devient une tradition solidement enracinée. Dès le début –et cela est visible dans les épîtres pauliniennes- l’« interprétation figurative » joue un grand rôle dans l’apostolat du fait qu’elle établit un rapport entre deux événements ou deux personnes, et qu’elle fait en sorte qu’une chose se substitue à une autre, la représente ou la désigne. Ainsi, elle fait de l’Ancien Testament une succession de figures du Christ et de la Rédemption, pareilles à celles qu’on verra plus tard en Europe occidentale, dans la procession des prophètes du théâtre médiéval ou dans les représentations cycliques de la sculpture du Moyen Age (Auerbach, 1944 : 9-59).

Auerbach montre, dans son œuvre, la façon dont les Chrétiens utilisaient la figura de Jésus et de sa crucifixion pour « relire » la Bible en y cherchant, dans tout personnage ou tout événement, une préfiguration ou une prophétie de son avènement. Meyer Shapiro illustre la thèse de Auerbach dans Les Mots et les images (1996) en montrant comment le fait que Moïse doive garder les bras levés pour assurer la victoire aux Juifs lors de la bataille contre les Amalécites (Exode, 17 : 9-13), est, déjà pour les premiers Chrétiens, une préfiguration du Christ et de sa Passion. Très tôt donc, bien avant Constantin, la figura de la croix devient, non seulement un signe de ralliement pour les Chrétiens, mais aussi un symbole « d’espoir et de victoire » comme dit Isabella Bird (Boothroyd et Détrie, 1992 : 1158).

A partir du XII° siècle, les images de Jésus sur la croix se font de plus en plus nombreuses dans les églises européennes, perdant au fur et à mesure leur côté hiératique pour, à partir de Caravaggio (See Reference) (See Reference) (See Reference) , visualiser surtout le pathos et la souffrance humaine. Outre la relecture biblique, la liturgie et les images, les Chrétiens développent, à partir de la même période, aussi un théâtre de rue qui se focalisera sur la figure de Christ et de sa Passion. A ce théâtre, s’ajoutent les processions du Vendredi Saint où la Passion du Christ était une nouvelle fois réitérée.

L’omniprésence de cette figura Christi à l’intérieur ou à l’extérieur de l’église, ainsi que les recommandations qui se répandent à partir du XIV° siècle d’imiter le Christ, poussent des confréries à s’occuper -dans le cadre des « sept œuvres de miséricorde »- des condamnés à mort, dans un souci de « sauver » leurs âmes du feu éternel. La tâche de ces confréries était celle de prendre en charge le condamné la veille de son exécution –soit un jour avant, soit trois jours avant- pour le préparer à sa mort. Pendant ce laps de temps –ou pendant cette phase liminale si l’on applique la terminologie chère à Van Gennep- les confrères lui faisaient suivre sept méditations –sur l’homme, les péchés, la mort, la communion, le jugement, l’enfer, le paradis. De plus, il devait se confesser et se communier, assister au moins à deux messes, apprendre à pratiquer la discipline et répéter plusieurs fois l’exercice de l’échelle avec le confrère le plus âgé. S’il avait des péchés sur sa conscience, il pouvait aussi dicter une « décharge de conscience » aux confrères (Di Bella, 1999a).

Ces méditations, confessions, communions, disciplines, exercices de l’échelle –répétés toujours devant une statue de l’Ecce Homo à laquelle il devait baiser la main à chaque entrée ou sortie du local où cette phase liminale se déroulait- réussissaient à métamorphoser le condamné de coupable en victime. Lors de la procession qui l’amenait de la prison à l’échafaud, les yeux rivés sur une tablette ayant une image sainte à contempler ou bien les yeux bandés, le condamné était perçu, par la majorité de l’assistance, comme un martyr ou comme une figure christique qui allait vers une exécution non-méritée. C’est en Sicile que cette métamorphose a été le plus loin, car les fidèles, touchés par l’attitude pieuse des condamnés et par leur acceptation des innombrables supplices qu’ils subissaient pendant la procession, allaient ensuite prier sur leurs tombes et accrocher des ex-voto dans l’église à côté –quand l’âme des condamnés exécutés avait exaucé leurs prières (See Reference)

*

L’omniprésence de cette figura Christi et son utilisation pour « relire » tout personnage ou tout événement, façonnent la manière dont les voyageurs occidentaux décrivent le lingchi. Voyons si l’autre type de matériaux iconographiques sur l’exécution par lingchi à notre disposition, je veux parler des photographies prises à partir de la fin du XIX° siècle sur ce type d’exécution, échappe à cette emprise en instaurant une « rupture » de l’analogie. Pour diverses raisons qu’il est impossible d’énumérer ici, la première photographie d’un lingchi prise en Chine, à Canton pour être précis, est de 1890. De 1900 à 1905, date de l’abolition officielle du lingchi en Chine, environ cent photographies ont été prises. Aujourd’hui, comme l'ont établi le recherches de Jérôme Bourgon, on dispose de trois jeux de photographies, chacun représentant une exécution différente. Le premier jeu date d’octobre [ou de novembre] 1904 et se déroule à Pékin : il concerne le mandarin Wang Weiqin, meurtrier de douze personnes, dont Archibald Little nous a dit quelques mots. Ce jeu se compose de seize photographies (See Reference) . Quatre d'enre elles ont été publiées successivement par le Commandant Harfeld (1909), par Robert Heindl (1926) et par James Elkins (1996) (See Reference) ; les autres douze se trouvent au musée Nicéphore Niépce (Chalon-sur-Saône) et à la Vidéothéque du Musée de l’Homme (Paris) (See Reference)

Le deuxième jeu date d’avril 1905 et se déroule à Pékin : il concerne Fu-zhu-li, un des gardes d’un prince mongol, qu’il finit par tuer. Ce jeu se compose de vingt-deux photographies : quatre d'entre elles ont été publiées par Jean-Jacques Matignon (1910) et par Louis Carpeaux (1913). Le troisième jeu date de la même période et se déroule à Pékin : il concerne un condamné dont nous n’avons pas le nom. Ce jeu se compose de huit photographies, dont quatre ont été publiées par Georges Bataille (1961) dans son dernier livre, Les Larmes d’Eros.

Bien sûr le problème qu’il s’agit de résoudre est de décider si ces matériaux photographiques sont bel et bien des documents, c’est-à-dire des pièces qui servent de preuve ou de renseignement (Petit Robert). Elles le sont aujourd’hui, grâce aux travaux de Jérôme Bourgon (See Reference) (See Reference) . Mais qu'en était-il à l’époque ? Il nous semble que la perception de ces photos -dont certaines circulaient en cartes postales- a bien sûr contribué à écorner l’aspect hiératique des images sur le lingchi qui continuaient à être peintes sur papier de riz. Mais sans que la « rupture de l’analogie » entre le lingchi et la figura Christi ait vraiment lieu. Pour preuve, je souhaite vous donner un exemple de ce que je veux dire, grâce à une description détaillée de l’exécution par lingchi de Fu-zhu-li advenue à Pékin en avril 1905 :

Fou-Tchou-Li [...] était là, fixé à son poteau, immobile et muet, tandis que M. de Pékin, à deux pas de lui, contemplait ses couteaux d'un air digne, où perçait une secrète allégresse du beau travail à exécuter. La foule innombrable contemplait d'un œil indifférent ce beau corps d'ivoire dont l'harmonie des formes sculpturales était vouée à la boucherie infâme. Là encore des vieux Célestes nombreux avaient convié à la lugubre cérémonie leur oiseau chéri qu'ils caressaient, en dévisageant placidement le condamné, évoquant à mes yeux l'image du Divin Crucifié entouré de ses bourreaux hostiles et de la foule juive, par l'esclavage abêtie. Mais un mandarinot, plumé de paon, accourt porter l'ordre de commencer.

M. de Pékin, impassible, s'avance un couteau à la main. Le supplicié suit des yeux l'acier qui entame son sein gauche. II se crispe sous la douleur, ouvre la bouche, n'a pas le temps de crier, car d'un coup brusque, le bourreau vient de lui couper la trachée artère. Fou-Tchou-Li est un pauvre diable, s'il eût pu payer l'exécuteur la lame lui eût traversé le cœur. La chose a été faite si dextrement que personne ne s'est aperçu du brusque plongeon du couteau et à l'emplacement du sein tranché, apparaît maintenant une large plaie, d'où s'échappe le sang à chaque artériel battement. Le supplicié se crispe sur son poteau, avec des allures plus frappantes de Christ crucifié, sans pouvoir crier ainsi que l'exigent les rites respectés. (See Reference)


On remarque, dans cette citation de Louis Carpeaux, l’utilisation, par deux fois, de la figura Christi. A ses yeux, la publication dans son livre -sorti à Paris en 1913- de quatre photographies de cette même exécution par lingchi ne semble pas donner à ces matériaux un statut de document susceptible de contredire ses dires. Cela nous autorise à postuler que ce que les voyageurs occidentaux voyaient en Chine dépendait de leur imaginaire religieux. Pour cela, l’analogie à la religion chrétienne s’imposait comme modèle dominant dans l’observation des pratiques chinoises. En revanche, aujourd’hui, il me semble pouvoir affirmer que les photographies de l’exécution par lingchi dont nous disposons nous aident à rompre avec l’analogie culturelle. Un dernier mot : Louis Carpeaux –comme Jérôme Bourgon a démontré dans ses écrits- n’a point assisté à la fameuse exécution par lingchi du « beau corps d'ivoire » de Fu-zhu-li.....



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