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Supplice chinois in French Literature: From Octave Mirbeau’s Le jardin des supplices to Georges Bataille’s Les larmes d’Éros

Claire MARGAT
(September 2005)



Le "supplice chinois" dans la littérature française: Du Jardin des supplices d'Octave Mirbeau aux Larmes d'Eros de Georges Bataille



L’univers m’apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices... Partout du sang et là où il n’y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie.
Octave Mirbeau, Le Jardin de supplices


Le « supplice chinois » a connu une notoriété soudaine dans la France du début du XXe siècle, au point de devenir une expression toute faite. Pour un Français d’aujourd’hui, « chinois » est l’adjectif qui suit presque immanquablement « supplice ». Il n’est pas si aisé de comprendre pourquoi cette représentation de la Chine a connu un succès si foudroyant et si durable. Certainement, la diffusion massive de photographies représentant le supplice dit « des cent morceaux », ou lingchi, a eu un impact considérable à partir des années 1910. Mais ces images n’ont fait que donner une forme visible et actuelle à un thème préexistant dans la littérature. Plus fondamentalement, le “supplice chinois” refond les éléments réels et fictifs au creuset d’un imaginaire de l’horreur qui trouve son origine non dans la Chine du début du XXe siècle, mais dans l’évolution de la littérature française. C’est ce facteur esthétique que j’entends étudier à travers divers auteurs.
    Voilà qui n’est pas sans soulever bien des interrogations sur le statut de l’image dans la littérature (See Reference) . En fait, la vision d’une image se réfère toujours à un discours - qu’il soit explicite ou implicite. Les récits de fiction comportant des scènes de torture chinoise s’autorisent généralement d’un savoir positif, ils prétendent rendre compte d’une certaine réalité et la faire comprendre au lecteur. Ces fictions s’inspirent d’ailleurs souvent d’un ou de plusieurs documents authentiques : il faut alors se demander selon quel mode on est passé du réel au fictif. Les récits de voyage incluant des documents photographiques pose des problèmes symétriques : bien qu’ils prétendent à l’objectivité et s’autorisent d’un savoir scientifique ou d’une expérience ethnologique, esthétique ou autre, les commentaires sont inspirés par des clichés littéraires qui surdéterminent l’interprétation.
    Le Jardin des Supplices, un roman publié en 1899 par Octave Mirbeau (See Reference) , et les Larmes d’Éros, le dernier ouvrage de Georges Bataille publié en 1961 (See Reference) , seront les deux pôles de ma réflexion. Pôles esthétiques, tout d’abord. Le roman de Mirbeau est une œuvre de pure fiction : l’auteur n’a jamais mis les pieds en Chine, et ne prétend s’appuyer sur aucun récit ou témoignage. Son récit consiste une série vertigineuse de supplices imaginés, qui s’ordonnent en tableaux imagés — qui ont du reste représenté pour les illustrateurs contemporains autant de défis insurmontables, tant que l’instantané photographique n’est pas venu surpasser la fiction (See Reference) et (See Reference) Ceci prend place dans un jardin non moins imaginaire qui forme, comme nous verrons, une sorte de paradis de la pulsion scopique. Au contraire, l’ouvrage de Bataille consiste en une collection de documents visuels — peintures, dessins et gravures, et quelques photographies en fin de volume — accompagnées de commentaires succincts soulignant leur rapport avec le thème directeur : la douleur physique et l’érotisme. Nous sommes là dans le registre du discours critique décryptant le « sens » des images. En fait, l’ouvrage est surtout resté dans les mémoires pour les trois photographies de « supplice chinois » qu’il contient et les commentaires qui les accompagnent. Commentaires composites, ambigus : d’une part, Georges Bataille y rappelle ses longs efforts pour circonscrire son esprit à une image atrocement réelle, en un exercice spirituel qu’il a décrit dans ses écrits antérieurs. (Voir Georges Bataille, Les larmes d’Éros, Paris: éditions Jean-Jacques Pauvert, 1961, 234-238) On est là aux antipodes de l’imagination galopante d’un Mirbeau. D’autre part, pourtant, la décision de publier ces photographies dans un ouvrage dont le thème général est l’érotisme s’ajoute aux remarques d’inspiration sadienne qui font office de légende pour renouer avec l’univers esthétique de Mirbeau. Comme nous verrons, loin d’être une audacieuse innovation de Bataille, l’érotisation du supplice chinois marquait plutôt un retour à une esthétique de l’horreur très familière au public populaire de la belle époque. Seul l’oubli de cette tradition esthétique a pu faire de Bataille son fondateur aux yeux de maints artistes et critiques d’art contemporains.
    De fait, nos deux auteurs sont aussi deux môles chronologiques. Mirbeau est très représentatif d’une sensibilité à la fois exubérante et morbide qui trouva bien d’autres expressions au tournant du XXe siècle. L’une des plus notable est le récit de voyageur en mission commerciale, scientifique ou militaire. Ainsi, les jeux photographiques représentant deux exécutions par le supplice dit « des cent morceaux » furent tout d’abord publiés par des militaires : le Commandant Harfeld, qui travaillait pour les chemins de fer belge (See Reference) pp. 74-75, le médecin militaire Jean-Jacques Matignon (See Reference) pp. 262-271 et l’officier de « la Coloniale » Louis Carpeaux (See Reference) pp. 188-191 , dont les ouvrages parurent entre 1909 et 1913. Nous aurons à nous interroger sur les liens complexes qui existent entre un genre qui revendique une certaine fiabilité des observations et l’œuvre d’imagination qui se profile souvent à l’arrière-plan. Une autre expression, ouvertement fictive celle-ci, est le théâtre populaire du Grand Guignol, dont la fantaisie sanglante trouva un aliment de choix dans le Jardin des supplices. Nous verrons que les versions portées à la scène n’avaient en commun avec l’original que le titre — et la fascination pour des supplices aussi « chinois » qu’imaginaires. C’est cette même veine qu’exploite en 1926 un des fondateurs français du roman policier, Gaston Leroux. Dans un roman-feuilleton intitulé Les Mohicans de Babel, Leroux décrivait longuement un supplice chinois inspiré du « tableau clinique » tracé par le Docteur Matignon. Chez tous ces auteurs des années 1900-1920, le scoop sensationnel et le pur fantasme, l’horrible et l’érotisme, le document brut et la fiction la plus échevelée se rencontrent et s’inspirent mutuellement sans réellement se confondre, toutefois. Même lorsque l’auteur de roman noir plagie le médecin colonial, chacun officie es qualité, l’époque prise le télescopage des genres mais pas leur mélange. Les plus grandes audaces des auteurs de la Belle Époque jouent, certes, sur la fine limite qui sépare la fiction de la réalité, mais ils ne la menacent jamais sérieusement. Redécouvrir ces auteurs nous aide à la fois à relativiser l’originalité de Bataille et à en mieux situer l’audace véritable : non tant la lecture érotique d’un supplice qui avait depuis longtemps déjà élu domicile du côté de chez Sade, mais la transgression délibérée de la limite entre fiction et réalité, jusque-là préservée — transgression qui devait exercer une influence certaine sur la sensibilité esthétique actuelle.

L’amateur d’exécution
     Saisissons cette transgression au moment où elle est consommée, peu après la publication des Larmes d’Éros par Bataille en 1961. Dans un roman intitulé Marelle (Rayuela) paru en 1963, l’écrivain argentin Julio Cortàzar décrit minutieusement un supplice chinois d’après une série de photographies du type de celles qui venaient d’être publiées par Bataille. C’est un étudiant chinois, nommé Wong, qui initie ainsi ses condisciples étrangers (argentin dans le cas du narrateur), de sorte que la scène revêt un aspect cosmopolite ; la scène prend place à Paris, berceau d’une passion française pour la cruauté exotique que Bataille vient de raviver. C’est pourtant au « Chinois Mirbeau » que se réfère la scène relatée par Cortàzar :

C’est vrai que vous préparez un livre sur la torture?
- Oh ! Pas exactement, dit Wong.
- Qu’est-ce alors ?
- On avait en Chine une conception différente de l’art.
- Je sais, nous avons tous lu le Chinois Mirbeau. Est-ce vrai que vous avez des photos de torture prises à Pékin en mille neuf cent vingt et quelque ?
- Oh non, dit Wong en souriant. Elles sont très floues, elles ne valent pas la peine d’être regardées.
- Est-ce vrai que vous gardez la plus affreuse dans votre portefeuille? [...]
    Le poteau devait mesurer environ deux mètres mais il y avait huit poteaux, seulement c’était le même poteau répété huit fois, en quatre série de deux, qu’on regardait de gauche à droite et de haut en bas, c’était exactement le même poteau à quelque différence de perspective près, les seules variantes étaient le condamné qui y était attaché, les visages des témoins (il y avait une femme à gauche) et la position du bourreau toujours légèrement sur la gauche par courtoisie envers le photographe, quelque ethnologue américain ou danois à la main sûre mais nanti d’un Kodak des années vingt, c’étaient des instantanés passablement mauvais, de sorte que, à l’exception de la deuxième photo, celle où le hasard des couteaux avait décidé de l’oreille droite et où le reste du corps apparaissait avec une parfaite netteté, les autres, entre le sang qui recouvrait le corps et la mauvaise qualité de la pellicule ou du développement, étaient assez décevantes, surtout à partir de la quatrième où le condamné n’était plus qu’une masse noirâtre sur laquelle se détachaient la bouche ouverte et un bras très blanc, les trois dernières photo étaient pratiquement identiques sauf l’attitude du bourreau, sur la sixième il était accroupi près du sac à couteaux qu’il tirait au hasard ( il devait certainement tricher car s’il commençait par les entailles les plus profondes...), et en regardant mieux on parvenait à voir que le torturé était vivant car un de ses pieds s’échappait vers l’extérieur malgré la pression des cordes et sa tête était rejetée en arrière, la bouche toujours ouverte, par terre le raffinement chinois avait du accumuler de la sciure en abondance, car la flaque de sang ne grandissait pas, elle formait un ovale presque parfait autour du poteau.
« C’est la septième qui est intéressante »...
Il fallait regarder attentivement, car le sang coulait à flot des deux aréoles des seins tailladés en profondeur ( entre la deuxième et la troisième photo) mais on voyait que sur la septième c’était un couteau décisif qui était entré en action car la forme des cuisses légèrement écartées avait changé et si l’on regardait la photo d’assez près on voyait que ce n’était pas les cuisses qui avaient changé mais bien cet endroit au creux de l’aine où, à la place de la tache boueuse de la première photo, on voyait une sorte de trou ruisselant , une espèce de sexe de fillette violée d’où sortait le sang en filets qui glissaient le long des cuisses. Et si Wong dédaignait la huitième photo, il avait certainement raison car il était impossible que le condamné fût encore en vie : aucun être vivant ne laisse aller ainsi sa tête de côté.
«Selon mes informations l’opération complète durait une heure et demie », fit observer Wong d’une voix cérémonieuse.
La feuille de papier se replia en quatre et un portefeuille de cuir noir s’ouvrit comme un caïman pour l’avaler.
«Pékin n’est évidemment plus ce qu’il était. Je suis désolé de vous avoir montré quelque chose d’assez primitif, mais il y a des documents qu’on ne peut promener dans sa poche, il faut des explications, une initiation... » (Julio Cortàzar, Marelle, trad. de Laure Guille-Bataillon, Paris: Gallimard [L’Imaginaire], 1999.; 63-64, [trad. anglaise Hopscotch, voir: www.trill-home.com/cortazar/ - 13; www.ualberta.ca/~mborshuk/julio.htm - 12k])

Ces photographies sont exhibées à l’issue d’une longe soirée au cours de laquelle la lucidité des participants a été émoussée par une forte consommation d’alcool, et leur sensibilité avivée par une musique de jazz aux airs lancinants, déchirants. Dans un roman à forte connotation autobiographique, la description précise des photographies est un gage d’authenticité indéniable, mais purement verbal, que le lecteur doit prendre au mot, justement, faute que l’image elle-même soit reproduite. D’autre part, les informations ponctuelles qui les accompagnent — la supposition que la scène fut prise « dans les années 1920 », par exemple, alors que le lingchi fut définitivement aboli en 1905 — sont pour le moins douteuses. On en conclura que ce qui compte, ce sont moins les faits eux-mêmes que les échos qu’ils éveillent dans le roman, qui n’accède au rang d’œuvre qu’en entrant en résonance avec une thématique littéraire, celle qui a été initiée par le « Chinois Mirbeau », en l’occurrence. L’authenticité brute du document n’a d’intérêt que parce qu’elle met en valeur la transfiguration qui l’introduit dans le champ esthétique. Son inscription dans ce j’ai proposé d’appeler une « esthétique de l’horreur » a une dimension initiatique : il s’agit de convertir le lecteur par un effort constant qui tient de la discipline ascétique. (Claire Margat, Visages de l’inhumain. Pour une esthétique de l’Horreur, Paris: Éditions Des Jonquères (à paraître).) Le roman de Cortàzar en fournit d’autres exemples, lorsque son narrateur ressent une fascination pour diverses formes d’exécutions capitales — que ce soit le film d’une pendaison, ou le récit d’une exécution par le gaz en Californie dans une coupure de presse. À plusieurs reprises, Cortàzar fait référence à Georges Bataille, mais dans l’extrait cité, c’est le « Chinois Mirbeau » qui vient conférer une autorité littéraire à l’exhibition confidentielle de ce document photographique.
    En fait, Cortàzar revient au procédé général du roman de Mirbeau : il propose une réflexion sur la cruauté humaine à partir du topos des supplices chinois. Le Jardin des supplices est une œuvre de pure fiction marquée par l’invention de supplices abominables et extravagants. Non sans une certaine complaisance, Mirbeau inflige à ses lecteurs une succession de fantasmes cruels, comme ce « supplice du rat » qui traumatisa le futur patient dont Freud publia le cas sous le titre : « L’homme au rat ». Entre fiction, fantasme et photographies, on assiste à d’intéressants chassés croisés : l’intérêt du romancier Cortàzar pour le jeu photographique représentant le « supplice des cent morceaux » se nourrit en fait de la référence à Mirbeau, dont les descriptions imaginaires n’ont aucun rapport direct avec le supplice réel. Pourtant, un élément nouveau et décisif est intervenu entre temps : le « supplice chinois » qui n’était encore pour Mirbeau qu’une expression littéraire, sans illustration assignée, et donc ouverte à l’invention, a pris une forme iconiquement déterminée et largement diffusée. Ce que le lecteur-spectateur entend et attend désormais lorsqu’il est question de « supplice chinois », c’est la séquence qu’a fixée la pellicule, ou quelque chose d’approchant, serait-ce sous forme de pastiche (voire les reconstitutions du Grand Guignol, ou de Leroux). Le document visuel a définitivement arraisonné l’expression littéraire, jusque là plus vague, plus libre, et, en retour, les faits qui apparaissent sur la séquence photographiée se chargent de tout le contenu sémantique de l’expression littéraire. La science consommée des bourreaux, leur plaisir partagé par la foule des spectateurs, la beauté des fleurs et des corps démembrés, bref, tout Mirbeau passe dans le message muet de l’image. Message auquel Bataille, un demi-siècle plus tard, saura rendre la parole.
    Il importe de comprendre ce qui confère une valeur initiatique à cette représentation. Je crois qu’une partie de la réponse réside dans ce qu’on peut appeler la procédure de fictionnalisation. Dans le roman de Cortàzar, la quête se focalise sur le moment crucial : on s’efforce en effet de situer, dans une série de photographies de mauvaise qualité, l’instant précis où la mort intervient (la septième…). Cet instant fatal est lui-même censé coïncider avec la castration de la victime que le commentateur croit déceler en scrutant certaines zones obscures de la photographie. On se demande alors si l’on a affaire à une tentative de reconstitution des faits réels à partir des traces qu’ils ont laissées sur la pellicule, ou à une projection fantasmatique sur des taches claires ou obscures sur le modèle d’un test de Rorschach.
    Écrivant en 1963, peu après la publication des photos par Bataille, Cortàzar éprouve un dilemme dont nous aurons à reparler : faut-il reproduire le document dans toute sa brutalité, toute son horreur, en restreignant les commentaires à des données de fait, faut-il le décrire de la manière la plus détachée possible, pour en tourner l’effet destructeur contre tout discours, œuvre, ou signification ; ou faut-il accepter de jouer le jeu de l’interprétation, et s’en remettre à la médiation d’une description littéraire - laquelle peut servir, à son tour, de support à l’élaboration d’une signification. Si, comme Cortàzar, l’on passe de l’une à l’autre démarche, un sens ténu peut renaître sur les décombres rhétoriques et sémantiques, une œuvre peut s’ébaucher qui fait écho à une quête anthropologique désabusée :

L’homme n’est pas, mais cherche à être, projette d’être, tâtonnant entre les mots, les comportements, les joies éclaboussées de sang et autres rhétoriques comme celle qui précède. (Cortàzar, Marelle, 377)

Le Jardin des supplices d’Octave Mirbeau est une charge polémique contre la fureur qui saisit la société française au moment de l’Affaire Dreyfus. Le narrateur, obligé de quitter la France à la suite de malversations, est attiré en Chine par une femme fatale qui lui fait visiter un bagne où se succèdent les pires visions d’horreur. La contemplation des supplices chinois y apparaît comme le nec plus ultra d’une certaine exigence esthétique :
J’ai vu pendre des voleurs en Angleterre, j’ai vu des courses de taureaux et garrotter des anarchistes en Espagne... En Russie, j’ai vu fouetter par des soldats, jusqu’à la mort, de belles jeunes filles... En Italie, j’ai vu des fantômes vivants, des spectres de famines déterrer des cholériques et les manger avidement... J’ai vu, dans l’Inde, au bord d’un fleuve, des milliers d’êtres, tout nus, se tordre et mourir dans les épouvantes de la peste... A Berlin, un soir, j’ai vu une femme que j’avais aimé la veille, une splendide créature en maillot rose, je l’ai vue dévorée par un lion dans une cage...
Toutes les terreurs, toutes les tortures humaines je les ai vues... C’était très beau ! Mais je n’ai rien vu de si beau ... comprends-tu ? que ces forçats chinois... c’est plus beau que tout... Tu ne peux pas savoir... je te dis que tu ne peux pas savoir” (Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices, Paris : Folio-Gallimard, 1991, 149)

    De telles visions évoquent les clichés que véhiculait la presse dans ses suppléments illustrés, sous forme de photographies ou, le plus souvent, de dessins. On cherchait à capter l’attention du public en lui faisant parcourir les lieux communs graveleux de l’horreur la plus convenue. Mirbeau fustigeait d’ailleurs « ces morgues hideuses, ces abjects musées du crime que sont les feuilletons du Petit Journal » dont les illustrations diffusaient des visions d’horreur spectaculaires (Mirbeau, Le Jardin, 59).
    « C’est plus beau que tout » s’écrie Clara, la belle Anglaise pour initier le narrateur du Jardin des supplices à l’esthétique de l’horreur. Elle-même en a reçu la révélation de bourreaux chinois, qui seuls ont su élever les supplices au rang d’un art à part entière. À vrai dire, Mirbeau n’était pas l’inventeur de cette forme de tourisme cruel. Dès 1820, Maturin évoquait dans son Melmoth « l'amateur d'exécution » arpentant la planète à la recherche d’émotions fortes : « J'ai entendu parler d'hommes qui ont voyagé dans des pays où l’on peut être le témoin chaque jour d'horribles exécutions. » On retrouve dans de nombreuses œuvres littéraires ce personnage imaginaire qui a contribué à populariser l’esthétique sadienne (Luc Boltanski, « L'Amateur de souffrance », p 153-157, in La souffrance à distance, Paris : Métaillé 1993). Mirbeau réactualise ce topos littéraire en mettant en scène des spectacles horrifiants qui peuplaient les pages des journaux de son époque. Toutefois, l’exclamation « C’est plus beau que tout » fonctionne ironiquement, comme une antiphrase. En fait, l’horreur des supplices défie toute conception du beau, même celle que les surréalistes se feront plus tard de la « beauté convulsive ». Sauf à appeler « beau » tout ce qui peut faire l’objet d’une expérience esthétique, ce n’est que par antiphrase, sur un plan strictement rhétorique, donc, que l’horreur se mue en beauté. La « conception différente de l’art » que le personnage de Cortàzar attribue aux Chinois est en fait bien française. « Le « Chinois Mirbeau » l’a exposée sur un mode cynique dès l’introduction de son roman :

L’art !... L’art !....Le beau ! ... Sais-tu ce que c’est ? Eh bien, mon garçon, le beau, c’est un ventre de femme ouvert, tout sanglant, avec les pinces dedans !” (Mirbeau, Le Jardin, 55. Le thème iconographique de la séduction d’un ventre de femme ouvert a été abordé en référence à Bataille par Georges Didi-Huberman dans Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999.)

Saisissante formule qu’un chirurgien au nom prédestiné de Trépan assène à son fils, qui n’est autre que le héros et narrateur du Jardin des supplices, tandis qu’ils visitent ensemble un musée d’art en Italie. En situant le beau dans cette espèce de « ready-made » physiologique, Trépan-Mirbeau nous initie à une esthétique qui subvertit radicalement l’art académique et, par contrecoup, la morale qui le fonde. L’art, comme la morale, doivent se plier à célébrer la valeur suprême, source du beau, du bon, du vrai : la nature biologique. L’esthète de l’horreur est un chasseur qui force la vie au terrier, au fond du chaos organique, où s’opère l’étrange alchimie de la décomposition et de la fécondation, et met ainsi l’artiste à l’école du chirurgien et du bourreau.

Au paradis de la perversion scopique
Les voyageurs qui, dans les années 1910, décrivent des supplices chinois prétendument observés sur le vif connaissent en général le roman de Mirbeau, et s’y réfèrent souvent pour mieux prendre leur distance vis-à-vis de lui. Ainsi, dans Dix ans au Pays du Dragon, paru en 1910, le Docteur Jean-Jacques Matignon recommandait à ses lecteurs de bien distinguer ce qui sépare les fantasmes de Mirbeau des comptes rendus objectifs que lui-même prétendait apporter :

Il ne faudrait pas essayer de se faire une idée des pénalités de l'Empire du Milieu en prenant comme guide en la matière le Jardin des supplices de Mirbeau. Avec une prodigieuse fécondité, l'artiste a su brocher sur une maigre trame de réalités les fantaisies les plus extraordinaires, à la fois horribles et attrayantes, en ces pages mirifiques où le plus pur et le plus délicat lyrisme se mêle au plus affreux et au plus brutal réalisme. Ces fleurs exhalent leurs parfums quintessenciés en des jardins de rêve, au milieu desquels une imagination délirante de fantaisie - et un tantinet névrosée - nous fait assister aux plus effroyables raffinements de la cruauté. (Dr Jean-Jacques Matignon, Dix ans au pays du Dragon, Paris, Maloine, 248)

Matignon fut peut-être celui qui joua le rôle le plus décisif dans la diffusion du « supplice des cent morceaux ». Cet ancien aide-major à la légation de France avait acquis une célébrité soudaine grâce à sa conduite héroïque durant le siège des « cinquante-cinq jours de Pékin », en juillet-août 1900, dont il fit lui-même le récit dans les journaux illustrés à grand tirage. Son premier livre Superstitions, crime et misère en Chine (souvenirs de biologie sociale) qui était paru en 1899, la même année que Le Jardin des supplices de Mirbeau, connut trois rééditions entre 1900 et 1902. Ainsi Matignon parle avec le prestige du baroudeur initié aux sortilèges chinois et l’autorité du médecin colonial. Il oppose aux fantaisies et névroses du littérateur Mirbeau ses analyses basées sur une documentation authentique. En fait, les divers ouvrages de Matignon apparaissent comme une exploitation fébrile des thèmes popularisés par Mirbeau. On y passe d’une description des « sanctions pénales » (des supplices) à celle des maladies répugnantes, la lèpre par exemple ; puis à des coutumes qui altèrent ou mutilent les corps et les sexes : les pieds bandés des chinoises, la castration des eunuques, les monstruosités des mendiants. Le tout agrémenté de schémas et photographies, dont des commentaires d’une pédanterie scientiste tour à tour réjouissante et consternante relève les détails cocasses ou sordides. C’est dans ce fatras de curiosités exotiques qu’apparaît le premier jeu de photographies du supplice des cent morceaux jamais publié en France. Elles illustrent une longue et fort complaisante description, pompeusement intitulée « tableau clinique ». Le médecin militaire retrace complaisamment toute les phases de cette dissection savante dans le langage scientifique approprié. Ce vernis rationnel s’écaille lorsqu Matignon cherche avidement à voir et décrire l’instant de la mort du patient, à l’instar des amateurs d’exécution décrits Cortàzar.
Autant qu’à l’ingéniosité des tortures, le succès du roman de Mirbeau tient au parti qu’il a su tirer de l’imaginaire du jardin. Emily Apter analyse le roman de Mirbeau comme « le jardin de la perversion scopique » (Emily Apter, “The Garden of scopic perversion from Monet to Mirbeau”, October, 47, 1988.). Les scènes de torture se succèdent chez Mirbeau comme dans un cabinet de curiosités ou dans un musée des horreurs : elles en ont l’hyper-réalisme hallucinatoire. Le personnage de Clara est une hystérique type, et ses fantasmes qui scandent le roman apparaissent comme des visions délirantes. Au début de la visite du bagne, on voit les têtes des condamnés enfermées dans des carcans qui semblent « d’effrayantes, de vivantes têtes de décapités posées sur des tables. » Plus loin, dans le jardin, « les nymphées et les nélubiums étalaient sur l’eau leurs grosses têtes épanouies qui me firent l’effet de têtes coupées flottantes. » Les splendeurs de la nature recèlent la réalité la plus atroce, qui apparaît en filigrane, dans une sorte de dévoilement hallucinatoire.
Le roman de Mirbeau est aussi une charge polémique contre l’imaginaire colonial de l’époque. Le jardin des Supplices, où la visite du public est autorisée un jour par semaine, apparaît comme une « espace autre », ce que Michel Foucault appelait une hétérétopie. L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces - plusieurs emplacements —qui sont en eux-mêmes incompatibles. L’exemple le plus ancien en est précisément le jardin (Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence au Cercle d’études architecturales (1967) Dits et Ecrits, t.IV, Paris : Gallimard, 1994, 758). En inventant un Jardin des supplices, Mirbeau construit une hétérotopie complexe qui condense dans un même espace différents lieux qui caractérisent la société de son époque. La volonté systématique de savoir est indissociable de l’exercice d’une cruauté. Foucault distingue les hétérotopies heureuses, comme les jardins des plantes ou les jardins zoologiques, qui reconstituent une nature édénique, de ce qu’il nomme des « hétérotopies de déviation » : cliniques psychiatriques, bagnes, prisons. Ces deux espaces antinomiques se trouvent réunis dans un jardin des supplices. Dans les deux cas, des expositions de l’Autre sont juxtaposées pour en permettre la connaissance. Dans Surveiller et Punir, Foucault a rapporté des projets de publicité des supplices : on imaginait au XVIIIe siècle « les lieux de châtiments comme un Jardin des Lois que les familles visiteraient le dimanche. » (Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris : Gallimard,1975, 113)
Foucault cite les foires, les fêtes foraines comme des lieux hétérotopiques. Mirbeau décrit ainsi une fête foraine dont les attractions développent le goût du public pour la cruauté : les tirs forains ou les jeux de massacre proposent de libérer des pulsions agressives. La vision des supplices chinois ne vise pas, pour Mirbeau, à dénoncer une pratique exotique : en décrivant toutes les visions d’horreur dont se délecte une femme anglaise, il propose une construction réactive afin de dénoncer la société occidentale de l’époque, dont il veut caricaturer le goût pour l’horreur pour mieux le dénoncer. Lorsque Mirbeau fait la description d’une torture infligée à des Arabes en Algérie, il dénonce les cruautés de la France coloniale, et il condamne le colonialisme en général : ainsi, le couple du narrateur et de l’amatrice de supplices qui désire lui inculquer sa passion est un couple franco-anglais, qui symbolise les deux puissances colonisatrices de l’époque.
Les visions d’horreur, les tortures, les agonies qui se succèdent dans le Jardin des supplices ne sont pas à prendre au pied de la lettre, ils forment les éléments d’une parabole au message à la fois nihiliste et édifiant :

Ah oui ! Le jardin des supplices ! ... Les passions, les appétits, les intérêts, les haines, les mensonges ; et les lois, et les institutions sociales, et la justice, l’amour et la gloire, l’héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l’éternelle souffrance humaine... Ce que j’ai vu aujourd’hui, ce que j’ai entendu, existe et crie et hurle au-delà de ce jardin qui n’est plus pour moi qu’un symbole, sur toute la terre... (Mirbeau, Op. cit. 249)

Bien que Mirbeau ait accumulé ad nauseam les descriptions de supplices, il avait des motifs assez différents de ceux qui ont spéculé peu après sur le succès médiatique des clichés de suppliciés chinois. Au lieu de tirer des supplices des motifs de jouissance, il s’en servait comme d’un révélateur de la pulsion frénétique qui s’empare de la société française durant l’affaire Dreyfus. Cette charge polémique et cruellement satirique a été complètement perdue de vue par la suite. De scalpel symbolique servant à mettre à nu l’horreur que recèle au tréfonds l’organisme social, le « supplice chinois » est devenu l’un des thèmes populaires d’une culture de masse, constitutif de la morale ambiante et donnant corps à ses préjugés racistes et sexistes. Prenons, par exemple, l’adaptation du Jardin des supplices en 1922 par le théâtre du Grand-Guignol. Situé à Paris, rue Chaptal, c’était un théâtre qui dut sa grande popularité à Belle-Époque à ses mises en scène très sanglantes, qui préfiguraient le cinéma d’horreur. Oscar Métenier, son fondateur en 1897, se proclamait “apôtre inconditionnel de la vérité en art, qui affiche un naturalisme farouche. Sa doctrine tient en peu de mots : le document avant tout” (Le Grand-Guignol, Paris : Lafont, 1995, préface 5). Ce vérisme outrancier le prédestinait à rencontrer non tant Mirbeau, dont le nom n’était là que pour la plublicité, que les prétendus « témoins oculaires » du genre Matignon. Ainsi, dès 1904, une pièce intitulée La Dernière Torture mettait en scène le massacre des étrangers durant la révolte des Boxers, devint l’un des grands succès du Grand-Guignol, et fut reprise en 1920 (See Reference) C’est alors qu’André de Lorde, auteur prolifique de ce théâtre, pensa à porter à la scène le roman de Mirbeau. Cette adaptation (écrite en collaboration avec Pierre Chaine) transforme toutefois l’intrigue du roman en inventant une fin moralisatrice : l’amatrice de supplices périt, victime à son tour d’un supplice affreux. La punition de la femme fatale est d’un moralisme douteux. Alors même que les suppliciés des documents photographiques ou des récits de voyageurs étaient tous des hommes, les victimes des tortures mises en scène dans le théâtre ou le roman populaires seront désormais presque toujours des femmes. Ce changement de sexe accompagne une érotisation de plus en plus poussée du spectacle suppliciatoire, qui culmine avec le strip-tease-démembrement imaginé par Gaston Leroux dans les Mohicans de Babel, dont il sera bientôt question.
L’actrice qui jouait Clara, la belle Anglaise amatrice de supplice dans la version théâtrale du Jardin des supplices, confirme que la reconstitution du « supplice des cent morceaux » était le clou de la soirée :

Le plus spectaculaire était le découpage d’un Chinois sur scène. L’acteur avait le dos recouvert d’une fausse peau. On incisait cette peau et on découpait des lanières que l’on tirait. Dans mon rôle, je regardais cela avec beaucoup de satisfaction. (Le Grand-Guignol, 1388)

Le théâtre du Grand-Guignol a ainsi contribué à diffuser le cliché de la cruauté chinoise en satisfaisant un goût populaire pour les spectacles cruels. La prétendue adaptation du Jardin des supplices n’était pas seulement infidèle à l’esprit du roman, puisque c’était précisément ce goût de la cruauté, cette attirance frénétique pour le sang que Mirbeau entendait condamner. En choisissant de reconstituer un lingchi, ou « supplice des cent morceaux », qui ne se trouve nulle part chez Mirbeau, le Grand-Guignol a contribué au glissement de l’œuvre de pure imagination vers l’exploitation trouble d’une scène prisée pour le substrat de réalité qu’elle contient. Sous ces dehors de farce, le théâtre que son fondateur plaçait sous l’égide du document vrai a ainsi participé à l’érosion patiente de la limite entre fiction et réalité.

Le raccourci de l’image
    La photographie du « jeune supplicié chinois » semble avoir fixé dès 1925, et une fois pour toutes, l’attention de Bataille. Il en témoigne d’une manière elliptique en conclusion des Larmes d'Éros : « Je ne puis me proposer [violence] plus folle, plus affreuse ». Il s’agit d’une proposition d'ordre privé : je me la propose. L’atrocité de l’image est une proposition qu’il se fait à lui-même, celle de l’horreur comme épreuve intimement révélatrice. Cette expérience, ainsi que l’image qui en est le support matériel, sont pour Bataille du domaine du sacré. La contemplation du supplice chinois telle qu’il la rapporte dans l’Expérience intérieure, publiée en 1943, est fort comparable aux stations du Christ préconisées dans les Exercices spirituels de Saint Ignace, qui sont d’ailleurs évoqués dans un paragraphe voisin (Voir Georges Bataille L’expérience intérieure, 153 pour l’évocation du supplicié chinois, 152 pour celle de Saint Ignace; voir aussi Le coupable, 37 et 43. Ces numéros de page sont ceux de la réédition parue sous le titre La somme athéologique, Paris: Gallimard, 1954). Bataille ne semble pas alors avoir songé à publier ces photographies, pas plus d’ailleurs qu’il ne s’interrogeait sur l’identité du supplicié ni sur les motifs de sa peine. Le « jeune supplicié chinois » conserva durant la plus grande partie de l’existence de Bataille ce rôle de fétiche puissant. Jusqu’à ce que les photographies paraissent dans les Larmes d’Éros, comme point culminant de l’horreur vers lequel tendent les autres images d’un volume dont le projet et le plan furent conçus à partir de l’iconographie.
    Bien que Bataille dise avoir pris connaissance de ce supplice dès 1925, et lui ait consacré ses pages les plus inspirées dans les années 1942-1943, il n'avait jamais publié ces clichés avant les Larmes d’Éros, son dernier livre qui parut en 1961, deux ans avant sa mort. Il s’est livré alors à un témoignage intime, à une confession ultime. Cette photographie est restée une image privée difficile à communiquer, non par son côté horrifiant, mais parce que cette horreur se devait d'être sans partage. Qu'est-ce qui a frappé si violemment Bataille dans un cliché qui était, à l’époque où il en prit connaissance, assez banal, somme toute ? N’y aurait-il pas lieu de retourner la question, et de se demander ce qui avait permis de constituer en cliché banal une image aussi affreuse ?
Des livres comme celui de Matignon avaient largement diffusé la série d'images du supplice des cent morceaux pour faire de la Chine « un spécimen unique de paléontologie sociale ». Plus encore que le livre, relativement cher, rare, peu maniable, la carte postale eut un rôle décisif dans la diffusion massive des images de supplices chinois au début du XX°siècle. Ici, foin de commentaires savants, il n’y a qu'à éprouver et à communiquer une sensation forte, tout en transmettant au recto, voire en marge de l’atroce photographie, les meilleurs vœux à ses proches. Comme l’indiquait dans son propos introductif l’auteur d’un dossier paru dans revue italienne spécialisée dans les archives photographiques :
Il y a un siècle, un voyage touristique dans l' « Orient magique » prévoyait souvent le spectacle de la torture publique. Laquelle doit aussi être considérée comme un produit exotique d'exportation massive par le moyen de la photographie. Depuis Marco Polo, on parle tant des supplices « chinois » que la promotion est parfaite, et faite par des milliards de cartes de visites et de cartes postales. (See « Gogne e supplizi alle origini dei grandi spettacoli di massa », in
Phototheca, n°1, 1980, 212 sq. )
    
Expression frappante du regard que portait « l’homme des foules » occidentales sur la Chine au début du XXe siècle, les cartes postales représentant des supplices chinois circulaient comme les photographies de nus vulgarisées en images pornographiques. L’érotisme macabre de ces images contribue à diffuser l'image d'une Chine cruelle, alors même que la pratique de ces supplices avait cessé en 1905. Un livre intitulé Opinions Chinoises sur les Barbares d'Occident (1909) publié par le commandant Harfeld, illustré de photographies et de gravures, contient une description du bagne de Canton en 1905. Le supplice des cent morceaux y est longuement décrit, et les photographies qui accompagnent cette description se présentent sur une page prédécoupée pour pouvoir être plus facilement détachée de l'ouvrage : « le mode d'attache de cette page permet au lecteur qui ne voudrait pas la conserver dans cet ouvrage de la supprimer sans abîmer le livre », est-il spécifié (See Reference) Une telle possibilité est-elle offerte au possesseur du livre afin d'en protéger des âmes sensibles, mais curieuses, ou bien plutôt pour satisfaire une délectation voyeuriste « sans abîmer le livre » ? On voit que l’assimilation des photographies de supplices au registre de la pornographie n’a pas attendu les Larmes d’Éros ni les théories de Bataille sur l’érotisme. Mais plus encore que le registre du censeur l’atteste la propension des auteurs à comparer le supplice du démembrement au dévoilement du corps féminin, et à féminiser le corps du supplicié pour mieux l’érotiser.
L’attraction générale de l’époque pour les spectacles de cruauté se dissimule souvent sous un savoir médical. Ainsi, c’est un professeur de psychologie en Sorbonne, Georges Dumas, qui, dans son Nouveau Traité de Psychologie, fut le premier à publier les clichés du « supplice des cent morceaux » qui furent bien plus tard rendus célèbres par Bataille (See Reference) . On prendra soin de distinguer le jeu dont ont été tirées les photos publiées par Dumas et Bataille de celui qu’ont exploité Carpeaux et Matignon, et, enfin, de celui partiellement publié par Harfeld (voir la note n° 1). Ces trois jeux représentent des exécutions différentes du même « supplice des cent morceaux »). Ils viennent illustrer un exposé savant sur le phénomène de l'horripilation (le fait d'avoir les cheveux qui se dressent sur la tête), que Dumas présentait, comme un signe physique de l'horreur. Bataille cite cette interprétation dans Les Larmes d'Eros, en l’accompagnant d'un point d'exclamation, manière typographique de dénoncer son ineptie. Pour Bataille, l’image du supplicié chinois ne peut être réduite à l’investigation d’un savoir positif. Toute étude scientifique de la douleur se heurte au fait que l’appréhension de ce phénomène est forcément subjective. Georges Dumas cherche des signes tangibles de la douleur dans le changement d’expression du supplicié, mais l'horreur qu’exprime le corps de la victime ne se communique pas comme telle à l’observateur. Celui qui étudie « l'expression des émotions » doit se garder d'en éprouver aucune : il diagnostique la douleur sans la ressentir. Au contraire, Georges Bataille cherche à éprouver lui-même, comme par une contagion mimétique, la sensation d'horreur. Dumas restreint l’expression de la douleur à un phénomène relevant de la physiologie humaine, indépendamment de toute condamnation de la « barbarie » qui exerce de telles horreurs, une dimension complètement absente de son observation. Or, lorsque ce supplice est considéré comme un fait de civilisation, son interprétation change radicalement. Dans Pékin qui s'en va, Louis Carpeaux qui donne un récit circonstancié du supplice dont Matignon avait déjà publié le tableau clinique, laissant croire qu’il y a personnellement assisté (See Reference) . Une lecture attentive montre pourtant que les soi-disant détails sont autant d’hyperboles, de purs procédés de style. Carpeaux pastiche le témoin oculaire, tout comme Matignon parodiait un médecin légiste. Les textes s’abîment les uns dans les autres, tandis que les clichés gardent leur pouvoir d'énigme, leur étrangeté radicale. Seule certitude, le supplice apparaît à ceux qui l’évoquent comme un signe d'arriération, de « barbarie », certes ; mais il suscite, curieusement, des excuses, presque des justifications, voire une discrète admiration, sa perfection technique témoignant aussi du degré de raffinement atteint par la civilisation chinoise. Clara, la belle Anglaise sans merci imaginée par le Chinois Mirbeau, n’aurait certes pas démenti ces gens qui ont passé des années dans l’empire céleste. De l’utilité des voyage et des témoins oculaires !
La mise en circulation médiatique du « supplice chinois » l’a fait échapper à tout contexte historique ou géographique. Alors même que les premières descriptions faisaient état de peines récemment abolies, fût-ce sur le ton de la nostalgie comme le suggère le titre de l'ouvrage de Louis Carpeaux, Pékin qui s'en va, toute information ponctuelle sur les réformes pénales en cours dans la Chine républicaine fut complètement éclipsée. La représentation médiatique prit son essor alors que les faits qu’elle représentait étaient définitivement révolus. C’est à cette condition que l’image put devenir chez Bataille un emblème de l'horreur, le symbole générique de l’inhumanité de l’homme, au lieu d’illustrer la cruauté des seuls Chinois. Georges Bataille avait d’ailleurs déjà développé ce même thème à propos d’un document américain, et non pas chinois. Sa première publication en 1928 était le compte-rendu d’une exposition d’art sur les civilisations précolombiennes intitulé L’Amérique disparue. L’image d’un sacrifice aztèque avait retenu son attention : elle montrait un prêtre arrachant de son couteau d’obsidienne le cœur d’une victime humaine dont le corps allait bientôt rejoindre les cadavres amoncelés au pied des marches de l’autel. Cette sanglante orgie américaine lui remémorait un passage bien précis du Jardin des supplices de Mirbeau :

On imagine facilement les essaims de mouches qui devaient tourbillonner dans la salle du sacrifice. Mirbeau, qui les rêvait déjà pour son jardin des supplices, écrivait que dans ce milieu de fleurs et de parfums, ce n’était ni répugnant ni terrible (Georges Bataille, Œuvres complètes, t.1, Paris, Gallimard, 1970, 157).

Dans Le Jardin des supplices, cette phrase s’insère dans la description que Mirbeau fait d’un bourreau :

Au pied d’un gibet, un tourmenteur assis sa trousse entre les jambes, nettoyait de fins instruments d’acier avec des chiffons de soir (...) autour de lui comme autour d’une charogne bourdonnaient des essaims de mouches mais dans ce milieu de fleurs et de parfums, cela n’était ni répugnant ni terrible (Mirbeau, Le Jardin, 202).

Le Jardin des supplices a fourni le schème esthétique fondamental et la forme narrative qui permit à Bataille de concevoir l’horreur et d’en transmettre le sentiment par l’écrit. Ce schème et cette forme qui ont plus tard déterminé sa perception des images du supplice des cent morceaux. Le sacrifice aztèque et le supplice chinois correspondant au même thème éthico-esthétique, on ne s’étonne pas de les retrouver étroitement associés dans Les larmes d’Éros. Ils y apparaissent à la fois comme deux records mondiaux de l’horreur, et comme les stimulants iconographiques grâce auxquels Bataille a périodiquement renouvelé son sentiment panique de la vie. Si cohérente qu’elle paraisse avec l’œuvre et la vie intime de son auteur, force est pourtant de s’interroger sur la légitimité de ce jumelage, et ceci au moins à deux égards. D’un point de vue iconique, d’abord : un dessin réalisé au seizième siècle par une main maladroite, trace anonyme d’une civilisation disparue, est juxtaposé à une photographie contemporaine —Bataille insiste du reste sur le fait que le supplice eut lieu « de son vivant » — représentant l’exécution récente d’un Chinois par un régime contemporain. Bref, il y a télescopage entre le dessin naïf d’une pratique archaïque, à demi mythique et la photographie d’actualité d’un événement officiel contemporain ; il y a surtout contamination des significations de l’un par l’autre. Du point de vue de l’interprétation ainsi induite, ensuite : ce qui était en Chine l’exécution publique d’une peine, certes atroce, mais légale, sanctionnant un crime d’une gravité extrême conformément à la sentence d’un tribunal est assimilé à un sacrifice humain. Foin de juges, de lois, de codes en cours de réformes et de supplices enfin abolis : la Chine contemporaine se superpose à l’Amérique disparue sur le cliché d’une éternelle horreur. N’a-t-on pas là la construction mentale apte à concevoir enfin la Chine que montraient depuis longtemps les cartes postales de supplice ? Cet alignement de la pensée conceptuelle sur le « déjà vu » médiatique est la réplique ironique à cette assertion majeure de Bataille : « l’esprit est un œil ».
À vrai dire, une telle association était sans inconvénient lorsqu’elle nourrissait une « expérience intérieure », mais ses effets pervers éclatent sitôt que les documents visuels sont publiés côte à côte, et que l’intuition intime qui les liait doit être déclinée en légendes circonstanciées. C’est sans doute parce qu’il prit conscience du problème que Bataille inséra hâtivement dans la légende du supplice des cent morceaux le Curriculum vitae du supplicié : le Mongol Fou-tchou-li, démembré pour avoir tué son maître, un prince mongol, qui lui avait pris sa femme. Las, cette histoire recopiée dans le Pékin qui s’en va de Carpeaux se rapporte à un autre, cet « autre supplicié » dont Bataille avait vu les photos dans le livre de Matignon, qui a reproduit les mêmes photos que Carpeaux. Les photos publiées par Georges Dumas dans son traité de psychologie, dans les années 1930, puis par Bataille en 1961 sont celles d’un autre supplicié, encore inconnu. Différence anecdotique, mais qui voue cette velléité de situer le document et de donner un nom à ce supplicié contemporain à ne produire qu’un simple effet d’authenticité. On peut se demander si là n’est pas l’essence de la transgression bataillienne : un montage sur le thème de l’horreur, qui commande la rencontre anachronique et arbitraire de photographies du supplicié chinois et du dessin d’un sacrifice humain aztèque. L’appareil de gloses qui lui est adjoint n’a pas pour fin d’éclairer l’origine des documents, d’expliquer l’événement, ni de le situer dans le temps ou l’espace : c’est l’adjuvant qui prépare à percevoir l’horreur en donnant un relief particulier à la scène représentée. L’emploi habile de cet effet-vérité révèle l’horreur, tout comme le procédé stéréoscopique donne l’impression de voir en relief. La légende redouble les éléments du mythe telles qu’ils semblent sourdre de l’image. Le mythe rejoint tout naturellement l’esthétique de l’horreur selon les canons définis par Mirbeau.
À ce titre, Bataille parachève la fictionnalisation du « supplice des cent morceaux » commencée depuis l’apparition des premières photos. Par un audacieux renversement, la fiction émane désormais du document lui-même, elle absorbe tout élément qui se trouverait être vrai, ou simplement vraisemblable, et le transmue en mythe. Le point de vue à partir duquel Matignon opposait le « supplice des cent morceaux » aux fantaisies d’un Mirbeau n’a plus lieu d’être ; l’univers esthétique de Mirbeau et de Bataille est désormais celui des documents, dont la vocation enfin accomplie est de documenter l’horreur et l’érotisme. Il a fallu que la transgression de la limite entre fiction et réalité atteigne un point de fusion complète pour que le supplice chinois réel, celui des « cent morceaux », devienne un objet de jouissance esthétique, et que cette jouissance trouve comme naturellement sa métaphore dans le plaisir sexuel, comme il en allait chez Mirbeau (See Reference) . Que la lecture érotique et sadienne du supplice réel ait pour préalable une subversion de la limite entre fiction et réalité, c’est ce qui ressort assez bien de la lecture d’un auteur comme Gaston Leroux, qu’on peut considérer comme un jalon intermédiaire entre Matignon et Bataille.

Strip-tease et dépècement, deux stades dans l’érotisation du supplice
Gaston Leroux est bien connu comme l’un des fondateurs du roman policier, est le créateur de Rouletabille, une jeune reporter-détective qui incarne la revanche de l’esprit cartésien sur l’empirisme anglo-saxon de Sherlock Holmes, ou de Chéri Bibi, bagnard au grand cœur que la fatalité renvoie perpétuellement « à l’ombre ». Outre ses célèbres aventures policières comme le Mystère de la chambre jaune, Leroux a aussi écrit des pièces pour le théâtre du Grand Guignol et des récits terrifiants comme Les Contes épouvantables (1923) ou La Poupée sanglante (1923). Il y développe sa méthode, consistant à transposer dans des fictions les procédés du journalisme à sensation.
C’est en 1928 qu’il publie Les Mohicans de Babel, un roman noir qui est d’abord sorti en 65 feuilletons quotidiens dans Le Journal entre le 17 juillet et le 19 septembre 1926. Le titre se réfère aux Mohicans de Paris d’Alexandre Dumas, et relate les méfaits d’une organisation secrète dont le chef, « le grand X que l'on avait fini par appeler Monsieur Legrand (…) commandait à une bande internationale qui avait ses ramifications jusque dans les Indes et en Chine ». Cette organisation tentaculaire et insituable, qui ne laisse personne hors de son pouvoir a bien sûr des buts subversifs. Mais ceux-ci s’en prennent moins aux pouvoirs politiques qu’à ce qu’on appellerait aujourd’hui les valeurs, dont ils minent les fondements moraux et esthétiques. Dans un chapitre intitulé « Une péniche chinoise » s’étale sur plusieurs pages une description du supplice des « cent morceaux ». Cette péniche, propriété du père Kaolin, est un lieu de plaisir situé sur la Seine, qui permet à une « racaille cosmopolite » d’assister en plein Paris à des spectacles érotiques dont le clou est un authentique supplice chinois. Tout commence par un strip-tease qui révèle le corps d’une femme « entièrement nue, n'ayant gardé qu'un cache-sexe où brillait d'un éclat cynique les feux de trois gros diamants ». Puis vient une danse hindoue inspirée d’un poème érotique où un « noble meurtrier » est prié de « graver avec ses ongles des seins potelés », ce qui porte l’érotisme torride à un paroxysme qui prépare le glissement vers la souffrance et l’horreur. Comme dans la danse de Salomé, l'exhibition voluptueuse d'un corps précède et annonce un supplice. Une publicité pour le feuilleton le 6 juillet 1926 le présentait ainsi : « La danse macabre habillée et déshabillée à la mode du jour ». Bientôt, les apéritifs laissent place au clou du spectacle, le « lynchii » (sic, pour lingchi) : là, on ne se borne plus à lacérer les vêtements ou à griffer la peau, on entaille profondément la chair (« sa poitrine n'était plus que deux trous ») jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Dans le récit de Leroux, contrairement à celui de Mirbeau ou aux documents photographiques qui nous sont parvenus, le corps découpé en morceaux est celui d’une femme. En une mise à nu progressive, le sac de peau est successivement dévêtu, tailladé, écorché, ouvert jusqu’à ce que les viscères soient mises à jour. Si Leroux a certainement lu Mirbeau, il ne décrit pas comme lui des scènes imaginaires. Il juxtapose une fiction — les complots d’une organisation criminelle — et des scènes macabres qui sont la description assez fidèle de documents photographiques tels qu’ils sont parus dans les ouvrages cités, la presse illustrée ou les cartes postales. Ainsi, « La péniche chinoise » est un « immense sarcophage flottant » qui abrite en plein Paris, un mystérieux « cimetière de M. Legrand » :

« - Personne ne riait en vérité, à l'exception des têtes de mort qui étaient enfermées dans de petites cages d'osier. »
- Des têtes de mort ? des vraies têtes de mort ? Quand on m'a parlé de cela, dit Thérèse, j'ai cru que c'étaient des têtes de cire"...
- Qu'est-ce que c'est que ces têtes-là ? lui demandai-je. Est-ce que c'est cette horreur que l'on appelle « le cimetière de M. Legrand » ?
- Mais non, mais non !... Vous confondez le cimetière avec le dancing ! Ces têtes-là, ce n'est rien du tout ! Ce sont des têtes de suppliciés qu'il a ramenées de là-bas et qu'il traîne partout, pour l'ornement de la fête ! Vous comprenez..., quand le coupe-coupe a fait son affaire, la famille est souvent autorisée à racheter la tête, mais pas toujours. Alors la tête est ébouillantée et placée dans une cage d'osier et exposée en place publique pendant des semaines... Alors la famille n'en veut plus ; alors qui veut l'achète, pour l'ornement ! » (Gaston Leroux, Les Mohicans de Babel, Paris : Les Humanoïdes associés, 1971, 185-6).

Ces têtes de mort dans un panier d’osier, exposées pour l’exemple aux portes des cités de la Chine impériale, étaient familières au spectateur curieux de la Belle époque, qui avait pu en voir dans la presse, dans des livres, sous forme de cartes postales. L’irruption des scènes d’exécutions chinoises dans l’univers familier du dandy parisien se poursuit avec la visite d’un petit musée des instruments de torture :

Je fus dans le petit musée... Là, je ne vis d'abord que des vitrines et, dans ces vitrines, toutes sortes d'instruments de supplice qui ne m'étaient pas inconnus, parce qu'un jour de promenade, en sortant du Bon Marché, où j'étais allé attendre une petite vendeuse, celle-ci m'avait fait entrer dans le jardin des Missionnaires, où il y a de beaux arbres, et tout au fond un bâtiment où est exposée toute la coutellerie chirurgicale inventée par les peuples d'Orient pour défendre leur religion contre les envoyés de Jésus. Je retrouvai dans le musée de Kaolin toutes mes pinces, tenailles, griffes d'acier, coins, canifs, scies et autres mécaniques à découper la chair humaine, avec de charmantes étiquettes explicatives. Et au centre, sur une grande pancarte, on pouvait lire quelque chose comme ça!
« La justice chinoise est rigoureuse. La main du magistrat est presque toujours lourde. Malgré cela le système judiciaire, si imparfait qu'il nous paraisse, réussit à faire, à peu près partout, respecter la personne et les biens de quatre cent millions d'habitants de la Chine proprement dite. »
À ce moment, derrière nous, la voix de Kaolin se fit entendre :
- « Du moins, en était-il ainsi, avant l'intervention des étrangers. La sensibilité occidentale nous a apporté l'anarchie. Puisse cette leçon de choses, mesdames et messieurs, servir à la trop jeune Europe ! » (Leroux, Les Mohicans, 187)

À l’issue de cette présentation instructive, la « leçon de choses » peut débuter. Selon Gaston Leroux, il serait instructif de reprendre les pratiques judiciaires tombées en désuétude qui avaient fait la preuve de leur efficacité, en les déplaçant géographiquement de la Chine vers Paris. Le musée des supplices du Père Kaolin ne se contente pas d'exposer des instruments, il fonctionne comme un conservatoire de la torture. Ainsi, à l'époque où le Musée de l'Homme devient le conservatoire des civilisations « primitives », collectant et rassemblant des objets détachés de leur contexte d'origine, pourquoi ne pas importer aussi des pratiques qui possèdent un tel pouvoir de fascination ? Dans sa péniche amarrée sur la Seine, le Père Kaolin « a monté une entreprise de condamnés à mort ». Il peut pratiquer la justice chinoise en toute légalité, comme « l'exécuteur des hautes œuvres de la magistrature de son pays » :

Il achète là-bas des condamnés à mort... à des gouverneurs, à des magistrats... Il y a longtemps que ce commerce existe... mais ordinairement, c'est la famille qui rachète les condamnés à morts. Le père Kaolin est un génie dans son genre... Il achète d'occasion les condamnés à mort de famille pauvre, et, ma foi, il en fait ce qu'il veut. Puisqu'ils sont condamnés à mort, ils n'ont rien à dire, n'est-ce pas? (Leroux, Les Mohicans, 188)

Le spectacle donné sur la péniche chinoise présente un authentique théâtre de la cruauté. Le supplice chinois du "lynchii", que Leroux nomme “le supplice des dix mille morceaux”, est le clou de ce spectacle.

– « Venez ! Venez ! me disait ma compagne. Venez voir le lynchii ! On a sonné pour le lynchii !
- Qu'est-ce que c'est, demandai-je, que le lynchii ?
- C'est le « supplice par dépècement lent ». Alors çà, c'est amusant! » (…)
Il y avait un rideau au fond du couloir... un rideau de velours rouge ... et, devant ce rideau, une petite table garnie de petits instruments en nickel et de boîtes à couteaux. Ainsi qu’au music hall sont amenés les instruments avant l'arrivée des jongleurs; le voilà, le jongleur... C'est le père Kaolin lui-même. Il est vêtu d'une robe de soie magnifique, mais il a retroussé les manches... Il salue :
« - Mesdames et Messieurs, vous allez assister à une séance de lynchii, telle qu'elle est pratiquée en Chine depuis la plus haute antiquité. C'est un supplice excellemment national et qui porte toujours ses fruits ! »
Ce Kaolin, ma chère, est un grand savant, un polyglotte aussi... et il parle le français comme un universitaire. Ses discours sont pleins d'enseignements (Leroux, Les Mohicans, 190).

Suit une longue description du supplice dont une note en bas de page, procédé inaccoutumé dans un roman-feuilleton, certifie la véracité : « Tout ce supplice est décrit textuellement dans l'ouvrage du docteur Matignon ». En bon auteur de roman populaire, Leroux sait faire jouer l’effet-vérité en faveur de l’intrigue, et prend un plaisir malicieux à pasticher le ton didactique et pédant du médecin-major :

Le père Kaolin prit tout de suite la parole et nous expliqua les beautés historiques et scientifiques du lyncchii.
« - C'est un supplice à réveiller un mort, nous dit-il. Voilà une dame que l'opium a rendue à peu près inconsciente. Mais vous allez l'entendre tout à l’heure ! Chez nous, cependant, il y en a qui vont quelquefois jusqu'au bout sans crier et sans opium, mais il ne faut pas trop demander à la jeune civilisation occidentale... »
Là dessus, il prit des mains de l'aide ses petits instruments de chirurgie, et, tel un professeur de faculté penché sur sa table d'opération, il annonça en quelques phrase brèves les travaux auxquels il allait se livrer (Leroux, Les Mohicans, 192).

La conjonction surprenante d'une leçon universitaire et d'un numéro de music-hall est un heureux pastiche qui transpose l’aspect théâtral des présentations de malades, des dissections publiques. L'esthétisation de l'horreur dans les musées de cire comme le Grand Musée anatomique et ethnologique Spitzner comportait une attraction qui consistait à exhiber une anatomie de cire en la décomposant. L’exhibition d’une Vénus anatomique répondait à une curiosité à la recherche de « leçons de choses » qui soient « pleines d'enseignements » (See Reference) . L'avidité pour le spectacle du lynchii révèle certains aspects cachés des « beautés historiques et scientifiques ». L’insensibilité à l'horreur au nom de l’intérêt scientifique a eu en Occident une tradition noire, qu’a complètement occultée le discours convenu sur les progrès des connaissances. C’est le savoir sauvage acquis par la dissection d’hommes vivants, l’anatomie « comme la pratiquaient, semble-t-il, Vésale, Fallope, et Valverde », qui soudain menace de faire retour, et hante les photos de lingchi (Que l’anatomie soit au départ synonyme de vivisection reste « un chapitre encore peu connu, marqué par des épisodes cruels sur lesquels on a jeté un voile pudique. Ainsi, on a vu des princes très chrétiens livrer aux médecins légistes, armés de leur impitoyables scalpels, des délinquants accusés de crimes particulièrement abominables » note Piero Camporesi, dans son étude sur « L’atroce désir de savoir », in Piero Camporesi, L'officine des sens, Paris : Hachette, 1989, 88). C’est ce risque que conjure par la dérision et l’humour le « tableau clinique » donné en spectacle de divertissement :

Je l'entendrai toujours dire : « Premier temps...excision des muscles de la face antérieure du bras gauche ». Ah! ce fut proprement fait! La chair venait au bout de ses pinces comme du ruban ! « Deuxième temps: : idem pour le bras droit! » Je te jure! Je te jure qu'il a dit : « Idem! » « Troisième temps : ablation par deux incisions demi-circulaires du sein et du muscle pectoral gauches... Quatrième temps : idem pour le côté droit! » (Leroux, Les Mohicans, 192).

Supplice chinois et « imaginaire de la terreur »
Leroux ne se contente pas de pasticher Matignon pour coller à la réalité du « supplice des cent morceaux ». Sa transposition sur une berge de la Seine, en plein Paris, le fond avec l’esprit du lieu, encore tout imbibé d’un « imaginaire de la terreur » qui émane de la guillotine. Cet imaginaire s’est d’abord nourri du spectacle sanglant, quasi quotidien, de la guillotine au centre de Paris. Avec la substitution de la guillotine aux supplices de l'Ancien Régime, ce ne sont plus les exécutions mais leur représentation après-coup, sous la forme des reproductions en cire des têtes guillotinées, qui offre au public une horreur en effigie. On a des récits éloquents de l’abattage de masse, mécanisé, libérant des flots de sang qui imbibaient le sol meuble et stagnaient dans une odeur pestilentielle sous les canicules parisiennes. Après que le supplice se fut individualisé en passant de la rétorsion politique à la répression pénale, les exécutions capitales perdirent progressivement de leur éclat public, et furent reléguées dans les quartiers périphériques. Alain Corbin retrace ainsi cette évolution : « En 1833, le transfert du supplice est décidé. La guillotine quitte le voisinage de l'Hôtel de Ville pour se réfugier dans la semi-clandestinité de la barrière Saint-Jacques. En 1848, l'exposition des coupables est abandonnée ; il convient d'empêcher la satisfaction du regard, avide de cruauté. » (Alain Corbin, Le Temps, le désir, l'horreur, Paris : Aubier, 1991, 220) Ce n’est pourtant qu’en 1939 que les exécutions capitales cessèrent d’être accessibles au public et n’eurent plus lieu que dans les prisons. C’est dans cet entre-deux, cet intermède de publicité honteuse que se développe comme en contrepoint le mythe du supplice chinois. Leroux, qui avait « couvert » en tant que journaliste l’exécution de l’Anarchiste Vaillant et en avait tiré une constante et virulente opposition à la peine de mort, ne pouvait manquer de penser à la machine à décapiter lorsqu’il évoquait le découpage d’un Chinois. La réceptivité toute particulière dont firent preuve les Français, auteurs et public confondus, à l’égard des exécutions chinoises, tout particulièrement les décapitations et le démembrement, entretient avec la « veuve sanglante » des relations de refoulement et de déplacement, au sens freudien du terme.
Pour autant, le lingchi n’est pas comparable à la guillotine, il en est même à certains égards le contraire exact. La différence tient tout d’abord au traitement physique du corps supplicié: alors que le démembrement chinois ravale le corps à un chaos organique anonyme et acéphale, la décapitation hypostasie la tête coupée, que le bourreau exhibe d’ailleurs volontiers comme un résumé de la personne, un condensé de son identité. D’aucuns, dans le public, y lisent des sensations de peine, de douleur, voir des sentiments de haine ou de colère (Voir le célèbre épisode de la tête de Charlotte Corday dont la joue aurait rougi de colère sous le soufflet que lui infligeait le bourreau ; Daniel Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la terreur, Paris, Flammarion, 1987). Autre différence, les peines chinoise et française s’opposent par leur tempo et leur visibilité: la « mort lente » s’oppose à « la mort instantanée » qu’est censée garantir l’action mécanique de la guillotine. Selon Daniel Arasse, « L’extrême rapidité du processus, souhaité par l'humanité de la loi, entraîne un relatif manque de visibilité : un “clin d'œil” ne donne rien (ou presque) à voir. D'emblée, la guillotine trouble le rapport du voir au supplice » ( Voir Arasse La Guillotine, 41). Si l’exécution capitale reproduit certains fastes des supplices d’Ancien Régime, c’est sur un mode honteux, avec une frustrante évanescence du point central de l’exécution qui se dérobe sans cesse au regard du public. La foule, pourtant, « est toujours présente », note Daniel Arasse, mais « il s’agit sans doute moins pour elle, en définitive, d’avoir une vision claire de l’événement que d’être là, de partager l’espace et le temps de l’exécution, d’être présent à ce sacrifice et d’en recevoir, par cette seule présence, quelque bénéfice en fonction d’une osmose où se transpose encore, laïquement, le thème chrétien de la bénédiction. » (Arasse, La Guillotine, p.171). Une communion laïque devant un autel lointain où s’accomplit un rite presque invisible a remplacé l’apparat fastueux des anciens supplices.
Le supplice chinois se présente au contraire comme un authentique spectacle, qui n’est pas sans analogie avec le moment chrétien de la crucifixion et du martyre. Comme les écartèlements ou la roue sous l’Ancien Régime, l’exécution se prolonge dans le temps, au point d’être parfois appelée « mort lente ». À la faveur de la reproduction photographique, cette dimension temporelle peut être distendue à l’infini. L’instant fatal s’inscrit dans l’enchaînement d’une séquence, dans le déroulement d’un film, qui permet les parcours à rebours comme les arrêts sur image. De même qu’elles distendent le temps, le « supplice chinois » recrée de la visibilité et de la sociabilité, fût-ce sur un mode fantasmatique. Celui qui les regarde n'est pas seul face à l'horreur, puisqu’il voit aussi les visages de ceux qui suivent toutes les étapes de l'événement. La série de photos publiée dans Les Larmes d'Eros comporte ainsi un véritable contrechamp cinématographique montrant une foule compacte de spectateurs, le cou tendu pour ne rien perdre de l'action qui se déroule devant leurs yeux. La représentation du « supplice des cent morceaux » assure une visibilité reconquise de l’exécution capitale. Elle gagne en durée, triomphe par la lenteur de sa dramaturgie, là où la guillotine procédait avec une rapidité ô combien frustrante. La vogue de ce supplice en France pourrait donc s’expliquer par une sorte de retour du refoulé, qui cumulerait certains aspects spectaculaires de la guillotine et une régression aux peines d’ancien régime que la guillotine avait fonction de conjurer.

Conclusion
Voici pour conclure quelques éléments de réflexion sur l’importance qu’a eue le supplice chinois dans le développement d’une esthétique de l’horreur.
    On songe tout d’abord à la vogue des musées anatomiques et ethnographiques, comme le Grand Musée Anatomique et Ethnographique Spitzner, fondé à Paris en 1857. Il présentait au public des cires anatomiques, des têtes coupées de criminels et des types ethnographiques. Une des curiosités présentée était une Vénus anatomique que l’on démontait devant le public. L’attraction pour la vue de l’intérieur du corps, pour l’anatomie, s’associe au goût populaire pour le crime et pour les représentations de l’Autre, étranger et exotique. Le supplice chinois cumule tout ces attraits, puisqu’il fond en un même spectacle d’horreur une coutume exotique, la punition exemplaire d’un criminel et l’exhibition anatomique d’un corps.
    Ce morcellement du corps du supplicié pouvait aussi symboliser le démembrement de la Chine par les puissances étrangères, à partir de 1895. Stephen Crane en a tiré un parti burlesque dans Le sang d’un martyr, qui met en scène un missionnaire à qui l’on a « coupé une oreille, brûlé un pied, tranché un poumon et qu’on a écorché vif » (See Stephen Crane, « Le sang du martyr », in Stephen Crane, L'arpent du diable et autres choses vues, , Paris: Mercure de France, 1996. Le texte original est paru en 1898 dans The Sunday magazine of the New York Press. [Réédité en 1937 : The blood of the martyr / by Stephen Crane. Mount Vernon, N.Y. : Peter Pauper Press, [1937 : Lib. Congr. : CALL NUMBER: PS1449.C85 B62 1940 Pforzheimer Rogers Coll.] ). Ce texte est paru l’année même où l’Allemagne se taillait une vaste colonie sur un territoire chinois que l’Angleterre, la France et la Russie avaient déjà entrepris de dépecer. Réversibilité du symbole : alors même que le corps démembré du supplicié symbolise le sort de la Chine dans l’arène internationale, les photographies de supplices qui jouissent d’une diffusion de masse constituent autant de preuves objectives de la barbare cruauté des chinois, et sont autant d’appels à la mission civilisatrice du colonisateur.
    En France, plus spécifiquement, le supplice chinois prit le relais de l’imaginaire de la terreur centré sur la guillotine. La vogue du supplice chinois offre un exutoire à la soif de spectacle sanglant qui se trouva refoulée d’abord avec le remplacement des peines d’Ancien Régime par la guillotine, puis par la progressive relégation de celle-ci dans les arrières cours des prisons. Le supplice exerce une attraction d’autant plus intense, appelle une curiosité d’autant plus précise que l’attrait pour les spectacles sanglants est refoulé dans la sensibilité collective. De ce point de vue, il est frappant de mesurer comment, de Mirbeau à Bataille, on est passé d’un régime d’exubérance morbide, de surenchère dans l’horreur à une rhétorique de l’indicible, de l’impuissance du discours à saisir la puissance esthétique de l’image — et, en fait, à un refus de penser l’inadmissible.
Il est utile, ici, de faire intervenir la notion de transgression proposée par Georges Bataille : supposons avec lui que sont désignées comme « sacrées » un certain nombre de pratiques constituant pour lui des pôles répulsifs indispensables à la formation d’une communauté sociale. Ces limites se déplaçant au fur et à mesure qu’apparaissent de nouveaux interdits, chaque « progrès » de la sensibilité ouvre de nouvelles possibilités de transgression sur le plan symbolique, fantasmatique, esthétique. Ainsi, le refoulement graduel du spectacle de la mise à mort aurait trouvé dans l’iconographie du « supplice chinois » un nouveau champ de transgression fantasmatique. De même, la disparition de certains spectacles jugés attentatoires à la morale publique, ou contraires à la « dignité de la personne humaine » faisant suite à l’interdiction préfectorale des Musées des Horreurs en France en 1905 et celle des exhibitions de « sauvages » dans les « zoos humains » (Ouvrage collectif, Zoos humains, La Découverte & Syros, Paris, 2002) en 1930 sont les jalons d’une mutation des sensibilités qui aurait pour compensation esthétique le développement du surréalisme. Au même moment, Georges Bataille et Michel Leiris faisaient de la transgression du juridiquement et éthiquement correct la vocation de l’éphémère revue Documents. La démarche très neuve de Bataille consistait à miner les préjugés et certitudes qui s’attachent spontanément au regard — à la manière de voir, donc de sentir, concevoir, juger — en présentant des documents déroutants en eux-mêmes ou, plus souvent, par leur association. Ce patient dérèglement de la raison figurative procédait par le collage, ou plutôt par le montage, qui guidait la pensée—ou l’égarait —d’un document à l’autre. On peut se demander si ce n’est pas cette dialectique du montage de documents visuels et du démembrement de l’imaginaire que Bataille a eu le sentiment de retrouver comme à l’état sauvage dans les photos du « supplice des cent morceaux ».
    C’est une intuition fort proche qu’exprime Cortàzar dans son roman Marelle, que j’ai présenté pour illustrer le moment où la transgression bataillienne a exercé ses effets. Les images commentées par le Chinois Wong offrent la vision d’un réel qui se défait, insupportablement, mais dont les éléments disjoints exercent une attraction comparable à celle d’un « grotesque collage » surréaliste :

La voix venait de si loin qu’elle semblait être un prolongement des images, une glose d’érudit cérémonieux. [...] Comme toujours, des choses venues de dimensions inconciliables se rejoignaient, un grotesque collage qu’il fallait ajuster avec de la vodka et des catégories kantiennes, ces tranquillisants contre toute coagulation trop brusque de la réalité (Julio Cortàzar, Marelle, 64).


 
  Directeur éditorial: Jérôme Bourgon / IAO: Institut d'Asie Orientale
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