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Le Hachoir du Juge Bao ou le supplice idéal

Vincent DURAND-DASTÈS
(mai 2007)




Les supplice légaux, les exécutions précédées de parodies de procès des infligées par les braves (xia ) « des rivières et des lacs » et les peines administrées par les juridictions infernales sont souvent traitées par la littérature de la Chine impériale comme appartenant à des dimensions séparées, voire opposables. Elles ne constituent pas pour autant des sphères étanches. Un personnage légendaire eut en particulier pour caractéristique de les incarner toutes à la fois : il s’agit du célèbre juge Bao, qui personnifia aux yeux des chinois, selon des modalités ayant varié avec le temps, l’idéal de la justice. Si l’on se penche sur les supplices que la légende a fait successivement employer à cette auguste figure de magistrat intègre, on voit se dessiner peu à peu autour de sa figure une sorte de « supplice idéal » masquant et dépassant à la fois les spectacles de mise à mort visibles dans le monde réel.


 


Les sources contemporaines de l’existence de Bao Zheng 包拯(999-1062) nous ont laissé le portrait d’un haut fonctionnaire au caractère sévère, aussi vertueux que dénué d’humour, sensible aux souffrances des petites gens, et n’hésitant pas à s’en prendre à de puissants personnages. Ce portrait tracé par les sources historiques n’annonce guère l’étonnante élaboration légendaire dont sa figure devait faire l’objet par la suite. Moins de trois cents ans après sa disparition, il figure en effet de façon tout à fait proéminente dans les pièces zaju à thème judiciaire de la dynastie des Yuan (1279-1368), où il tient le rôle du magistrat sagace et rusé, menant à bien la résolution de difficiles affaires criminelles et redressant les torts, n’hésitant pas pour ce faire à berner ou défier plus puissant que lui. Bao Zheng ne cessera plus par la suite d’inspirer dramaturges, conteurs et romanciers, devenant, sous l’appellation de Baogong 包公, le parangon du magistrat vertueux ou qingguan 清官, personnification d’une justice sage et inflexible. À ce titre, il pourchasse et punit les criminels de toute condition, des petites gens jusqu’aux membres de la famille impériale. Destinataire privilégié des plaintes des fantômes, il est doté du pouvoir de se rendre jusqu’aux enfers pour instruire dans l’autre monde les affaires qu’il a commencé à débrouiller ici-bas. On ne s’étonnera pas que ces pouvoirs surnaturels aient conduit le juge Bao à devenir l’objet d’un culte : des temples assez nombreux lui sont encore dédiés du nord au sud du pays.


 


Baogong et le lingchi.


 


Un des traits constants de la justice de Bao Zheng est son caractère foudroyant, voire expéditif : dès l’époque Yuan,  il est dit présider une cour infernale qui est justement « le bureau des rétributions rapides » (Dong Yue subaosi 东岳速报司). Dans le monde mortel, la tradition veut qu’il ait reçu de l’empereur le rare pouvoir de faire appliquer la peine capitale sans en référer aux échelons supérieurs de sa hiérarchie. Ce dernier privilège, pour extraordinaire qu’il soit, est d’ailleurs en même temps le signe d’une relative faiblesse du système légal : entre l’empereur et lui, s’étend un monde largement corrompu, et Bao est souvent contraint de se servir de son pouvoir discrétionnaire pour empêcher les malfaiteurs qu’il entend châtier de lui échapper en faisant intervenir leurs puissants protecteurs.


Jusqu’au XIXe siècle, les peines qu’inflige ce magistrat de l’empire sont grosso modo celles prévues par le code pénal, et on le montre parfois s’opposant à des fantaisies impériales excessives en matière de mise à mort. Mais il applique sans guère de retenue le terrible lingchi. Les dernières répliques des pièces Yuan qui lui sont consacrées ne voilent guère l’horreur de ce supplice : Baogong y condamne au fameux supplice de la mort lente en termes fleuris et imagés  (See Reference) . Toutefois, suivant une convention bien établie dans la littérature de fiction, les peines infligées par Baogong, sont plus souvent annoncées que décrites, quoiqu’il existe au moins une remarquable exception : l’exécution d’un eunuque félon, qui, il faut le préciser, n’avait pas craint d’attenter à la personne même de l’empereur (See Reference) .


 


Le hachoir zha .


 


Dans le courant du XIXe siècle, la figure de Baogong se verra dotée d’une remarquable innovation : Baogong a désormais « son » supplice, à la fois riche en symbolisme et chargé de cruauté : le découpage par la taille au moyen du hachoir zha. Le zha est un instrument dont l’emploi initial était agricole : il s’agit d’un outil servant à hacher la paille, et dont la forme évoque en plus grand celle d’un de nos massicots à papier. L’association de ce supplice particulier à Baogong fut popularisée par un roman directement issu de l’invention d’un conteur, Shi Yukun 石玉昆, qui se rendit célèbre, vers le milieu du XIXe siècle, par ses chantefables sur le vertueux magistrat. En quelques années, ce supplice du hachoir se vit si étroitement lié à la figure de Baogong qu’une part notable des opéras de Pékin qui lui sont consacrés prirent pour titre la formule Zha xx « L’exécution au  hachoir de untel [le nom du coupable] » : « L’exécution au hachoir de Chen Shimei, du juge infernal, du prince Zhao, de Bao Mian, de Ling Fen… » Dans bien des cas, ces pièces sont des versions récentes de pièces plus anciennes, qui ne portaient dans leur titre nulle allusion au supplice final.


 


Pourquoi cette association nouvelle et radicale de la figure de Baogong et du supplice du hachoir ? Un roman de 1879 inspiré par les récits de Shi Yukun,  « Les trois redresseurs de torts et les cinq justiciers » (See Reference) , raconte les circonstances de son invention : au chapitre 9, alors que Baogong se dispose à partir pour une périlleuse mission au cours de laquelle il doit enquêter sur les malversations d’un haut fonctionnaire, il réclame à l’empereur un ordre de mission sans ambiguïté. Le souverain s’exécute et accepte de rédiger pour lui trois « rescrits impériaux » (yuzha御札). Un des subordonnés de Baogong, Gongsun Ce, qui joue notamment auprès du magistrat le rôle d’une sorte de conseillers en supplices –  c’est lui, au chapitre 19 du même livre, qui conçoit un instrument d’interrogatoire pouvant infliger de terribles brûlures au suspect sans mettre sa vie en danger –  fait alors, à dessein, mine d’avoir mal compris l’empereur, et, jouant sur les mots,  dessine trois « hachoirs impériaux 御铡» (zha, « hachoir » étant homophone du zha signifiant « rescrit »). Baogong ravi s’empresse de faire forger les outils dessinés par son assistant. Le lendemain, il peut présenter fièrement à sa majesté un hachoir dont le manche s’orne d’une tête de dragon, le second d’une tête de tigre, le troisième enfin d’une tête de chien ; ils sont destinés, explique le juge Bao, à exécuter respectivement les membres de la famille impériale, les hauts fonctionnaires, et les hommes du commun. L’empereur approuve l’inventivité punitive de son officier et autorise l’usage de ce supplice impérial inédit. Baogong inaugurera le nouvel appareillage en faisant périr Pang Yu, un magistrat corrompu, lointain parent de l’empereur, entre les mâchoires d’acier du hachoir à tête de dragon, tandis qu’un de ses subordonnées plébéien est livré au hachoir à tête de chien.(See Reference) . Cette distribution des instruments de supplice en fonction de la catégorie sociale des coupables n’est pas entièrement une innovation de Shi Yukun ou des romanciers du XIXe siècle, mais résulte d’une très progressive évolution : dès les débuts de sa légende, Baogong était dépeint comme ayant reçu de l’empereur un glaive et une tablette gravée, symboles de sa relation toute personnelle avec la plus haute autorité. Ces symboles d’autorité n’avaient toutefois pas encore de rapport direct avec la notion de supplice. Mais à un stade ultérieur du développement de sa légende, dans une chantefable des années 1470, on voit Baogong s’adresser en ces termes à l’empereur :


 


Si moi, Bao Zheng, je dois partir pour Chenzhou, huit instruments de loi (fawu法物) devront m’accompagner :


Un gourdin et une cangue faits de bois de sapin, pour régler le cas des gens du peuple iniques ;


Un gourdin et une cangue de bois laqué de noir, pour régler le cas des puissants fonctionnaires ou des ministres d’État ;


Un gourdin et une cangue de bois jaune, pour régler le cas des membres de la famille impériale et des parents de l’Etat ;


Un gourdin et une cangue en bois de pêcher, pour régler le cas, la nuit sous la lampe, des fantômes et des esprits (See Reference)


 


Aux signes de délégation du pouvoir impérial ont désormais succédé des « instruments de loi », qui, pour n’être pas encore des outils de mise à mort, constituent déjà tout un appareil de coercition : cangue pour maîtriser les coupables et gourdins pour infliger la question. Surtout, ils sont déjà spécialisés suivant la classe des victimes, symbolisant ce faisant l’universalité de la juridiction du juge Bao. Avec l’apparition, au XIXe siècle, des trois hachoirs, les symboles d’autorité universelle seront définitivement devenus instruments de mise à mort.


Même si, dans le roman du XIXe siècle, la paire d’instruments spécialement destinés aux fantômes a disparu, les connotations surnaturelles de ces outils bien particuliers demeurent: la notion même d’un instrument légal (fawu) particulier, arme destinée par les plus hautes autorités à aider le magistrat méritant, n’est pas sans évoquer celle des « trésors de la Loi »,  fabao 法宝, armes magiques que les divinités confèrent à leurs champions dans bien des récits chinois. Le même mot de fa, (loi, ordre général, Dharma bouddhique), sert à qualifier les unes comme les autres. Les « trésors » ou outils magiques que la légende attribue à Baogong ne se limitent  pas aux instruments de supplice ou d’autorité proprement dits : on lui attribue de longue date la possession d’un oreiller ou d’un lit magique qui lui permet de visiter en songe le monde des ténèbres pour y accomplir diverses missions. D’autres instruments lui permettent de ressusciter les morts, d’autres enfin de démasquer les démons ayant pris apparence humaine. Parmi ces objets magiques, seul le hachoir est un objet létal. C’est lui, matérialisation de la justice de Baogong, que l’on trouve aujourd’hui en bonne place dans certains des temples commémoratifs qui lui sont dédiés, comme celui dont s’enorgueillit sa ville natale de Hefei (See Reference) (See Reference)  


 


Le supplice de la taille tranchée, peine infernale, geste martial.


 


La nature du supplice qu’inflige le hachoir est, elle aussi, hautement significative : car cette guillotine n’est jamais employée par Baogong comme instrument de décollation, mais pour appliquer le supplice de la taille tranchée ou yaozhan 腰斩. Or, à la différence du lingchi, importation barbare des débuts du dernier millénaire (See Reference) , le yaozhan est un supplice aussi chinois qu’antique. Il fut exclut dès la dynastie des Sui (589-618) des codes de la Chine impériale, mais on signale encore son emploi de loin en loin, le plus souvent comme supplice exceptionnel servant à assouvir la vengeance personnelle d’un despote. Une de ces occurrences eut lieu sous la dynastie des Song, époque où vécut le Bao Zheng historique. Cette simple concomitance peut en partie expliquer que le yaozhan ait pu être indûment associé au vertueux magistrat. Mais une autre explication peut être avancée : le supplice de la taille tranchée, interdit aux magistrats ordinaires, est réputé utilisé par les juridictions de l’autre monde pour châtier esprits ou démons. Ainsi, une anecdote rapportée par le poète Yuan Mei 袁枚(1716-1798), montre le dieu des Murs et des fossés (chenghuang 城隍) de Taizhou 台州 condamner en ces termes un fantômes impudent qui a ignoré un premier avertissement : « on ne peut que le condamner à la taille tranchée ! » (Yuan Mei, Zibuyu 子不語, p. 57-58). Le dieu des Murs et des Fossés, co-responsable avec le magistrat impérial de l’ordre public du district ou de la préfecture où ils siègent tous deux, a souvent à se prononcer sur les affaires non élucidées par son collègue mortel. Un personnage comme Baogong, maintes fois appelé à trancher des affaires impliquant démons ou fantômes, a régulièrement affaire à cet alter ego divin, dont il emploie parfois le yamen de préférence à son terrestre tribunal. L’emploi du yaozhan par le vertueux magistrat est donc peut-être aussi un emprunt aux juridictions souterraines. On retrouve par ailleurs des hachoirs semblables à ceux qu’emploie Baogong parmi les instruments maniés par les diables pour infliger le yaozhan dans nombre de représentations des tortures infernales. Ainsi, dans une illustration du magazine Dianshi zhai huabao 点石斋画报, (geng ji, 22, 1886), on voit un (vrai) démon déféré devant une (fausse) cour  infernale être menacé de deux supplices : un chaudron d’eau bouillante, et un hachoir zha, près duquel on peut lire sur une pancarte l’inscription « enfer de la taille tranchée », yaozai diyu 腰宰地狱. On rencontre de même hachoir zha et taille tranchée dans les ouvrages richement illustrés consacrés aux supplices infernaux tels le célèbre Yuli 玉曆 (See Reference) (See Reference) (See Reference) (See Reference)


 


Une raison supplémentaire de l’identification de Baogong au supplice de la taille tranchée peut être cherchée dans le symbolisme particulier prêté à ce mode de mise à mort. Ainsi, dans la scène de l’exécution de Pang Yu, on est frappé de voir le récit insister à deux reprises sur le fait que le condamné soit partagé exactement par le milieu, en deux moitiés parfaitement égales : le hachoir zha, employé pour « trancher équilatéralement (hengzha.衡铡) » (Sanxia wuyi, chap. 39, p. 269), ne devient-il pas une sorte de balance meurtrière, qui manifeste de sanglante façon l’impartialité de celui qui l’emploie ?


 


Le yaozhan est  enfin un supplice rapide, qui foudroie le criminel, convenant bien au caractère impétueux du magistrat : en cela il n’est pas une « mort lente » comme le lingchi. Pratiquer le yaozhan, d’un seul coup de lame, est une prouesse martiale, presque surhumaine, que l’on voit d’ailleurs accomplir sur le champ de bataille par certains des plus formidables guerriers de l’histoire chinoise ; or, le hachoir de Baogong est précisément actionné par les preux (xia) qui lui sont dévoués, dont la compétence première est dans les arts de la guerre.


Lorsqu’il s’exerce dans l’enceinte du tribunal de Baogong, le yaozhan est certainement, comparé à la décapitation, un supplice cruel, moins peut-être par le degré des souffrances qu’il occasionne que par l’humiliante ouverture du corps qu’il réalise : rappelons que la strangulation était jugée la moins sévère des mises à mort précisément parce qu’elle attentait le moins possible à l’intégrité du corps. L’ouverture béante du corps du patient accomplie par le yaozhan est une humiliante mise à jour de son identité intime. Dans les romans héroïques, on voit d’ailleurs les xia pratiquer de semblables éviscérations, à la fois vengeresses et révélatrices : « étant donné la pute que tu es, je suis curieux de savoir comment sont faits ton cœur, ton foie, et tes cinq viscères! » s’écrie un héros du roman « Au bord de l’eau » avant d’arracher les entrailles de son épouse  adultère. (See Reference) . Dans l’anecdote du Zibuyu de Yuan Mei citée plus haut, lorsque les sbires du Chenghuang tranchent la taille du fantôme criminel, sa  nature démoniaque est immédiatement exposée aux yeux de tous par ce biais : «seule une vapeur noire sortit [de la plaie] ; on ne vit ni entrailles, ni sang s’écouler » (Yuan Mei, Zibuyu, p. 57-58).


 


Or, au moment même où Baogong se met à infliger un supplice rappelant fortement l’une des mises à mort préférées des chevaliers errants xia, la légende de l’incorruptible magistrat dans son ensemble est justement entrée dans le domaine de la littérature consacrée à ces preux justiciers : les récits oraux de Shi Yukun, comme les versions écrites qui en découlèrent, sont en effet moins consacrées au magistrat qu’à une bande de redresseurs de torts, qui l’aident à accomplir la justice, et dont les hauts faits constituent désormais l’essentiel du récit. Que ce soit à ce moment précis de ce développement de la légende que le supplice de la taille tranchée au zha devienne l’apanage du magistrat n’est probablement pas simple coïncidence.


 


La jeune fille et le hachoir.


À la fin d’une pièce du XIXe siècle, « La Réparation d’une étrange injustice, livret intégral » (Qiyuanbao zongjiang), Baogong s’écrie, en condamnant le coupable au zha : « Qu’on lui ouvre l’abdomen et qu’on lui déchire le cœur ! » (poufu guaxin 剖腹剐). En énonçant dans les dernières répliques d’une pièce de théâtre une terrible sentence de mort, le magistrat reste dans son rôle classique : déjà dans le théâtre Yuan, bien des pièces s’achèvent ainsi. En revanche, un autre passage de « La Réparation d’une étrange injustice » s’écarte fortement de ce modèle : il s’agit de la scène montrant la première rencontre entre le vertueux magistrat et la jeune plaignante : celle-ci va trouver Baogong dans l’espoir de sauver son père, injustement accusé d’un meurtre. Elle est suivie, sans le savoir, par le fantôme de l’homme assassiné, résolu à lui venir en aide afin d’obtenir le châtiment du vrai coupable. Or, cette première rencontre manque de peu de s’achever pour la jeune fille sous le hachoir du redoutable magistrat. Baogong, agacé de voir la marche de son cortège entravée par une donzelle incapable de présenter une plainte écrite, ordonne sans façons à sa suite de la porter sur le hachoir pour la couper en deux par la taille : la jeune fille ne doit son salut qu’au fantôme, qui, invisible, empêche de la main la lame de se rabattre (See Reference)


 La scène est frappante : Baogong, loin de son image de justicier exemplaire, se montre ici prêt à employer son terrible supplice sur la personne d’une innocente, et ce pour une peccadille. Certes, un des principaux ressorts de l’épisode est purement scénique : l’image du fantôme, perceptible aux yeux des seuls spectateurs, arrêtant la lame de la main, ne pouvait que séduire le librettiste, qui a trouvé dans ce passage une façon frappante d’illustrer l’un des prodiges qui attirent couramment l’attention de Baogong sur une injustice à réparer. Mais si l’on choisit de lire la scène au premier degré, on y voit un Baogong qui, à deux doigts de faire éviscérer une jeune femme, n’est pas sans rappeler les brutaux éventreurs de filles du roman « Au bord de l’eau ».


Le thème de la jeune fille portée vers le hachoir a inspiré les artistes : une image conservée au département des estampes de la Bibliothèque nationale (cote OE 70) représente ainsi une scène d’exécution d’une jeune fille au moyen du zha : deux personnages, dont l’un est un démon, l’autre un être humain, portent la suppliciée, liée et torse nu, vers un hachoir zha à tête de tigre ; un troisième personnage, un bourreau à l’apparence également démoniaque, lève la lame du hachoir tout en regardant la victime. Au fond, derrière une estrade, un personnage, vêtu de la robe jaune d’un empereur, est assis, tandis qu’un mandarin vêtu de noir se tient debout à ses côtés (See Reference) (See Reference) . Ce dernier personnage pourrait être Baogong, ou un autre juge infernal se tenant auprès d’un des dix rois des enfers. Il est intéressant de noter que cette image a inspiré le graveur Janet Lange, qui l’a adapté pour illustrer, dans le périodique « Le tour du Monde » du premier semestre 1864 (p. 68), un récit de voyage en Chine de M.A. Poussielgue (lequel récit ne contient pas la moindre allusion au zha) (See Reference) ; ce faisant, Janet Lange a humanisé les démons pour faire de la scène une scène judiciaire « réaliste ».


 


Bao des ténèbres


 


La scène de Baogong condamnant la jeune fille au hachoir me paraît être également porteuse d’une autre dimension : celle de la pure terreur que Baogong est susceptible d’inspirer. Le personnage de Baogong possède de longue date un aspect ténébreux: il est dit, par une longue tradition « juger le jour dans le monde des vivants, la nuit dans le monde des morts », et est  parfois même assimilé à Yama, ou à d’autres officiers des cours infernales. Ces traits sont relativement anciens, remontant au moins au XIIIe siècle, mais plus récente est l’évolution qui fait de Baogong un être intrinsèquement effrayant. Le plus ancien et le plus remarquable des textes à traiter ainsi Baogong est une des chantefables qui mettent en scène le magistrat dans les années 1470: celle qui retrace la jeunesse de Baogong insiste sur un thème jusqu’alors absent de sa légende, celui de sa laideur : lorsqu’il naît, son père est horrifié de la physionomie de cet enfant qui « ressemble aux 2/10e à un humain, au 8/10e à un démon » et tente de s’en débarrasser. À peu près vers la même époque, le juge Bao commence à être incarné au théâtre, non plus par les comédiens jouant les personnages de lettrés, mais par ceux spécialisés dans l’emploi de jing, autrement dit les rôles de « visages peints », traditionnellement attribués aux personnages emportés, violents, vils…ou divins. À compter de cette époque, celui qui était connu de longue date  – mais ce n’était d’abord que simple métaphore de son incorruptibilité – comme le juge « à la face de fer », va littéralement porter les ténèbres sur son visage : son maquillage est à dominante noire, à l’exception de deux sourcils blanc, et, vers la fin de la dynastie des Qing, d’un large croissant de lune qu’il porte sur le front, signe supplémentaire de ses affinités avec le monde du yin, de la nuit et de la mort. Cette physionomie de Baogong, marquée par la noirceur et la laideur, l’associe avec d’autres fréquents visiteurs des enfers, notamment le chasseur de démon Zhong Kui, autre personnage de lettré ayant reçu le douteux honneur d’être marqué du stigmate de la laideur et d’un rôle dans la justice infernale. En devenant laid, Baogong se départit quelque peu de la dignité hiératique du magistrat pour se rapprocher des figures plus directement impliquée dans la juste violence : celles des nombreuses divinités « noires » du panthéon chinois, démoniaques bourreaux des démons délinquants. Muni de son hachoir zha, il fait éviscérer ses victimes avec une impétuosité que ne désavoueraient pas les redresseurs de tort des cycles héroïques.


 


Conclusion


 


Un magistrat humain aussi vertueux que Baogong a ainsi subi au fil du temps une véritable « infernalisation » : son apparence physique est, progressivement, de plus en plus marquée par les mondes ténébreux et démoniaques ; ses méthodes brutales frappent au premier abord innocents et coupables d’une même terreur ; le supplice, enfin, de ses trois hachoirs distincts, semble pouvoir être lu comme le signe d’une justice universelle et impartiale, à laquelle auront à faire face tous les ordres de la société, exactement comme devant les tribunaux des enfers. Pourvu d’une dimension martiale, le terrible châtiment de la taille tranchée au hachoir est en par la même occasion discrètement doté d’une connotation de critique sociale : desservis par des preux chevaliers plus coutumier des spectaculaires vengeances privées que du respect des procédures policières, les hachoirs du juge Bao incarnent une justice résolument extérieure au monde légal : le magistrat lui-même condamne d’ailleurs bien souvent en brusquant ou contournant la loi  (See Reference) . Ces diverses évolutions, telles qu’elles se cristallisent au XIXe siècle, traduisent vraisemblablement un scepticisme alors grandissant à l’égard de la justice impériale dont le vertueux magistrat est pourtant censé être un des plus augustes représentants.  Pour le lecteur de romans et de pièces de théâtre chinois du XIXe siècle, des supplices tels que le hachoir du juge Bao étaient probablement riches d’un sens sacrificiel et d’un apparat religieux que le rite légal de la mise à mort et le geste du bourreau « ordinaire » pratiquant le lingchi avaient perdu. Avec Baogong, juge, bourreau, vengeur, et exorciste se fondent dans un même personnage héroïque, et son supplice transpose et transcende à la fois les peines sanglantes de la justice réelle.


 


 


Vincent Durand-Dastès, Institut national des langues et civilisations orientales.



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